Alexis Gruss, écuyer, aristocrate de la piste

Il était l’élégance du cavalier, l’esprit de la piste. Il incarnait le renouveau de l’art du cirque et l’énergie inventive d’une dynastie. Il s’est éteint samedi matin. Il aurait eu 80 ans le 23 avril prochain. Ses obsèques seront célébrées jeudi, en l’église Saint-Roch.

On ne croisera plus ce regard profond et vif, scintillant d’intelligence et de cœur. On n’entendra plus cette voix, teintée d’un léger accent, ce timbre clair à l’articulation ferme qui disait l’autorité du chef, la modestie de l’artiste, l’amour d’un homme pour les siens, son souci des animaux de son cirque, sa curiosité pour les autres. Son empathie.

Alexis Gruss n’était pas seulement le chef exceptionnel d’un cirque légendaire, cavalier admirable, clown à ses heures autrefois, musicien de toujours, virtuose au saxophone. Il était un homme taillé dans l’étoffe la plus belle de l’humanité. Comme dirait William Shakespeare, il était « le lait de la tendresse humaine ». Un être à part. Un poète imaginatif, doublé d’un chef de famille aimant, d’un lucide patron d’entreprise, d’un formateur fertile.

Cet homme lumineux, mais aussi taiseux, comme les gens de cirque, secret comme les âmes vulnérables aux douleurs, cet homme merveilleusement bon, mais sévère et sans faiblesse morale, s’est éteint samedi matin 6 avril, à l’Hôpital Saint-Joseph, à Paris. Un accident cardiaque l’a emporté. Il avait été admis dans l’établissement huit jours auparavant. On ne fera pas la fête dont chacun rêvait, pour ses 80 ans, le 23 avril prochain.

Son cher public a pu l’applaudir dans les représentations de la production 2024 des « Folies Gruss ». Firmin Gruss avait mis au point ce spectacle. A la fin, ses parents, Gypsy et Alexis, sur leurs belles montures, apparaissaient. Toujours dans la maîtrise de leur art.

Quelle grande vie ! Trop courte au regard de notre époque. On rêvait qu’il fût centenaire…C’était un maître, et il n’y en a pas tant que cela, dans une vie. Quant à lui, qui nous quitte, il écrivait, dans un livre paru il y a un an, à propos de son travail (« Dictionnaire de ma vie », Calmann-Lévy) : « Ce qui me permet de pratiquer encore mon métier aujourd’hui, à soixante-dix-huit ans, c’est la passion et l’amour. »

La passion, l’amour. Elles ont été les guides de sa vie. Il est né dans une famille de la piste. Les Grüss, avec un tréma, ce sont plusieurs générations. Lisons Alexis, toujours dans ce dictionnaire (extraits accessibles sur internet) : « Je suis né dans la caravane de ma grand-mère le 23 avril 1944, pendant l’Occupation, et mes parents, nés tous deux en 1919, sont décédés le même mois de la même année : en décembre 2003. Jusqu’à cette date, nous ne nous étions jamais quittés. »

Dans le communiqué publié hier par sa famille, on peut lire : « Alexis Gruss était bien plus qu’un homme de talent ; il était un pilier, un maître des arts équestres, du spectacle, dont l’empreinte restera à jamais gravée dans nos cœurs. Il a consacré sa vie à faire perdurer les arts équestres de la piste par ses enseignements et sa transmission, inspirant des générations entières ».

Avant lui, il y a la rencontre d’une vraie saltimbanque italienne, qui s’envole depuis les plus beaux porteurs du monde, les chevaux, avec André-Charles Grüss : « Je suis le produit d’un tailleur de pierres alsacien et d’une écuyère italienne. La choucroute et l’ordre d’un côté, les spaghettis et la fantaisie de l’autre », avait-il résumé en riant, lors d’une interview avec Le Figaro, en 2018. Ils auront cinq enfants. André est le père d’Alexis. Qui lui-même, démentant toutes les méchantes histoires qui voudraient donner corps aux jalousies entre les différentes familles du monde du cirque, va épouser Gipsy Bouglione. Elle était en piste avec lui, ces derniers temps, en final du spectacle réglé par Firmin, nouvel épisode des « Folies Gruss ».

Son père aurait aimé qu’Alexis fût clown. Et il le devint. Et musicien, bien sûr. Mais c’est aux chevaux qu’allait sa passion. Il montait comme un maître du Cadre Noir, à Saumur. Il avait de la classe. Une tenue classique impeccable. Un très grand écuyer. Dans les années 80-90, Alexis Gruss défendit l’idée d’un « cirque à l’ancienne ». Non par goût nostalgique mais pas respect de l’exigence de la tradition. De grandes personnalités lui tendirent alors la main, à commencer par Silvia Monfort, qu’il avait rencontrée dès 1974, et qui lui ouvrit les portes du Carré Thorigny et de l’Hôtel Salé, des années avant que ce bâtiment superbe ne devint le Musée Picasso. «Je me souviens d’une main tendue. Celle de Silvia Monfort, qui présentait au printemps 1974 une exposition sur le cirque au Carré Thorigny, un centre culturel de la Ville de Paris, en face de l’actuel Musée Picasso. Elle nous a offert la possibilité de la prolonger par un spectacle. Nous étions six, avec mon père, ma femme, ma sœur, mon frère et ma belle-sœur. Avec un éléphant, deux chevaux et quatre poneys. Je n’oublie pas non plus la piste, un cercle de treize mètres de diamètre assemblé il y a 250 ans et que nous utilisons toujours. Le contrat initial portait sur quinze jours. Finalement, nous sommes restés dix ans au Carré Thorigny!».

Ensemble, ils créèrent une école. La transmission étant à leurs cœurs essentielle. « C’est la main qui conserve la mémoire, la main commandée par le cerveau et quand le maître sait transmettre, l’élève le dépasse »,

Qui est là, encore, pour se souvenir de ces merveilleuses années ? Silvia Monfort s’est éteinte il y a plusieurs années, après son installation dans le 15ème arrondissement. Christian Dupavillon, amateur de cirque, conseiller de Jack Lang, lui aussi est mort, il y a quelques semaines. C’est lui qui soutint l’idée d’un cirque qui serait reconnu par l’Etat. Ce fut fait dès 1982. Qui aurait un titre et des subventions. Inutile de dire que sur ce point, les jalousies s’attisèrent…Le Cirque à l’ancienne devenait « cirque national ». Mais rien qui puisse faire dévier Alexis Gruss et sa famille de leurs ambitions d’exigence et de partage.

Dans ces années-là, un autre homme fut très important pour les Gruss : Claude Santelli. Il tourna des films pour la télévision et lui qui était alors président de la SACD (société des auteurs et compositeurs dramatiques), il contribua grandement à la notoriété de la famille d’artistes. Le destin voulut qu’il mourut accidentellement d’une méchante chute, alors que l’éléphante du cirque Gruss l’avait saisi par une manche de son veston, et qu’il glissa malencontreusement.

La famille Gruss fut frappée le malheur avec la mort prématurée d’Armand, l’un des fils de Gipsy et Alexis, en 1994. Il avait vingt ans. Mais dans le monde de la piste, on se relève. Et l’on est soutenu par sa foi. De grands chrétiens, les Gruss, avec une messe de Noël sous chapiteau qui fut toujours un moment de grâce, même pour les non croyants.  

Avant que les spectacles équestres ne deviennent très à la mode, Alexis Gruss aura su donner une dominante à toutes les créations de la famille. Il aura su créer des numéros, des images. Il aura su imposer, par-delà l’art équestre et les voltiges déclinées de mille et une façon, des constantes de la tradition : chez lui, un cavaler est aussi acrobate, jongleur, clown à ses heures.

Les chevaux sont tous plus beaux les uns que les autres. Purs sangs électriques, bons boulonnais pour voltiges, merveilleux et petits fallabellas, tant d’autres, tels le grand Shire aux fanons en corolles. Il fut un temps où d’autres animaux étaient présents. Fameuse éléphante ou petits chiens dressés par Gipsy. Mais la guerre faite aux cirques, indifféremment, a eu raison des autres animaux sur la piste…

Après la saison du Bois de Boulogne, qui s’achevait en mars, la famille retrouvait Piolenc, là où l’on aurait rêvé célébrer les 80 ans d’Alexis. C’est là que l’on passait l’été..

Alexis Gruss pouvait être serein. La relève était assurée, avec ses fils Stephan, Firmin, sa fille, Maud Florees Gruss, qui est l’âme des chevaux, la cheffe de la cavalerie, et leurs familles. Dans le dernier spectacle, on pouvait applaudir Venecia, 8 ans…Ce qui était le plus bouleversant, chez les Gruss, c’était aux saluts, les présentations …. Ils se nommaient tous, presque tous (ou alors c’était les maris des filles…), Gruss…

Obsèques d’Alexis Gruss, jeudi, 11 avril, 9h30, Eglise Saint-Roch, paroisse des artistes. Enterrement dans l’intimité familiale.

Le texte de l’annonce de la mort d’Alexis est signé de Madame Gispy Gruss née Bouglione, son épouse, Monsieur Patrick Gruss, son frère, Stephan, Firmin et Maud, ses enfants et leurs conjoints, Charles, Alexandre, Louis, Joseph, Jeanne, Célestine, Gloria et Venecia, ses petits-enfants et leurs conjoints, ainsi qu’Oscar et Tristan, ses arrière-petits-enfants.

La cruauté de la vie veut que, la veille de la mort d’Alexis Gruss, un communiqué de remerciements au public ait été mis en ligne. Et que lui n’est plus là pour qu’on le remercie encore.

Cet été devait avoir lieu à Piolenc, un spectacle anniversaire, du 6 juillet au 31août. Une comédie musicale avec cinquante chevaux, vingt-cinq artistes et un scénario inédit.

Adresse : 1487, route de Narbonne
Quartier Fonseranes
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