Comédie Française : le sang neuf des metteurs en scène

Dans un ouvrage très précis et riche d’un cahier iconographique en couleurs, Odette Aslan, essayiste savante et sensible de la vie du théâtre et de la danse, étudie la place des metteurs en scène extérieurs dans la vie de la Maison Molière et la Troupe. Elle analyse avec sagacité et finesse l’apport de ces maîtres venus d’ailleurs.

Longtemps la Ruche n’a bourdonné que pour elle-même. Longtemps le théâtre y a été affaire de famille. Après tout, les enfants de Molière avaient été à bonne école. Le chef suffisait. Il écrivait, jouait, dirigeait ses camarades. Longtemps, que ce fût à la Comédie-Française ou ailleurs, on se passa de « metteur en scène ». La notion même n’existait pas… On s’appuyait sur les didascalies et, au Français, sur une tradition transmise avec plus ou moins de fidélité.

Aussi prestigieuse soit la Maison, elle n’était pas sans défaut et les spectacles étaient parfois si routiniers, pour ne pas dire bâclés, que le public délaissa peu à peu cette Troupe fameuse. Les tutelles s’en inquiétèrent car les recettes fondaient. Un nouvel Administrateur fut nommé. Edouard Bourdet eut une mission : réformer ! C’est Jean Zay, ministre de l’Education national et des Beaux-Arts qui nomma l’auteur dramatique de renom, en 1936, au moment du Front Populaire. Une révolution après Emile Fabre.

Bourdet, pas même quarante ans, prit les choses en mains et fit entrer les loups joyeux dans la bergerie fatiguée. Les metteurs en scène du Cartel, Louis Jouvet, Charles Dullin, Gaston Baty, ainsi que Jacques Copeau, furent sollicités. Ces hommes étaient déjà très connus et appréciés. Des maîtres. De leur côté, André Antoine et Firmin Gémier défendaient, à la manière de Stanislavski en Russie et Piscator en Allemagne, Meyerhold en URSS (comme le rappelle Denis Podalydès qui signe la préface du livre), la place du metteur en scène. Et pourtant, selon Odette Aslan, Antoine sera parfois très sévère avec certains des spectacles du Français.

Avec rigueur et précision, s’appuyant sur des archives, l’historienne analyse, dans une première partie de l’ouvrage, le travail des « metteurs en scène venus du théâtre privé ». Douze mises en scène, reçues avec plus ou moins d’intelligence par le public, les critiques…et d’abord évidemment par les sociétaires, plus ou moins convaincus…

Corneille, Racine, mais aussi Pirandello, H.-R. Lenormand, François Mauriac, Roger Martin du Gard, Giraudoux…Odette Aslan a lu un certain nombre de journaux de l’époque et il est assez amusant de lire les critiques, d’entendre évoquer les « soirées ».

Edouard Bourdet avait été nommé le 15 octobre 1936. Il choisit de quitter son poste d’Administrateur général en décembre 1940, refusant toute collaboration.

Et tout se figea. Les Sociétaires signent les mises en scène, Jean Meyer en tête, Pierre Dux, Julien Bertheau également. Il faut attendre la nomination d’un comédien remarquable de la Maison, Maurice Escande –premier membre de la Troupe à devenir Administrateur- pour voir revenir des metteurs en scène de l’extérieur. Jean Mercure, Raymond Gérôme, André Barsacq, Jean-Marie Serreau, Antoine Bourseiller. Et même un Russe, Nicolas Akimov.

En 1970, Pierre Dux devient à son tour Administrateur et huit ans plus tard c’est le maître du Piccolo Teatro de Milan qui fait son entrée mémorable avec La Trilogie de la Villégiature de Carlo Goldoni. La voie est ouverte aux grands étrangers. L’essayiste brise le fil chronologique pour passer en revue les metteurs en scène qui choisissent Molière, éclaire avec soin Les Fables de La Fontaine selon Robert Wilson, se souvient de Krejca, de l’inoubliable Bérénice de Klaus Michael Grüber qui marqua tant le jeune Podalydès et sa grand-mère. Venus d’ailleurs par leurs origines, mais français par leurs vies, Jorge Lavelli, Yannis Kokkos. Tant d’autres. Tous les spectacles ne furent pas réussis, loin de là. Mais la profusion des metteurs en scène invités, frappe. Et Odette Aslan va bien au-delà de la documentation, elle éclaire. Sans juger. Elle apporte les pièces de chaque dossier. Et tout est passionnant.

Les Comédiens-Français ont bien changé. Ceux qui sont aujourd’hui les grandes figures de la Troupe, Eric Ruf, Denis Podalydès, justement, ont réclamé ces metteurs en scène étrangers, comme si cela était essentiel au renom de la chère Ruche.

L’ouvrage très intéressant d’Odette Aslan, avec un cahier iconographique en couleurs bien pensé, se suspend avec Les Damnés par Ivo van Hove en 2016. Depuis ce même metteur en scène a monté en 2019 un puissant Electre/Oreste. Et on a également vu Thomas Ostermeier avec La Nuit des rois, Le Roi Lear et un Opéra de Quat’sous très discutés. A suivre !

La Comédie-Française et les metteurs en scène. De Copeau, Jouvet…à Bob Wilson, Ostermeier…Avec une préface de Denis Podalydès. Presses universitaires de la Méditerranée, collection « Arts », 35€.

Notice de la Société d’Histoire du Théâtre d’Odette Aslan : Odette Aslan a collaboré à de nombreuses études sur le théâtre, la mise en scène, la danse. Dans la collection Arts du spectacle (CNRS Editions), elle a dirigé des ouvrages collectifs, Chéreau en 1986, Strehler en 1989, Langhoff en 1994, Butô(s) en 2002. Elle a publié Danse/Théâtre. Pina Bausch I et II (Théâtre-Public nos 138 et 139, décembre 1997, janvier-février 1998), L’Acteur au XXe siècle (Seghers, 1974, rééd. L’Entretemps, 2005), Paris capitale mondiale du théâtre. Le Théâtre des nations, 2009 (CNRS Editions, coll. Arts du spectacle), Matthias Langhoff, 2005, Ingmar Bergman, 2012 et Georges Pitoëff, 2016 (Actes sud-Papiers, coll. Mettre en scène), Scénographes et metteurs en scène du XXe siècle (L’Age d’Homme, coll. Th XX, 2014).