Jean-Quentin Châtelain, la profondeur de Beckett

Toujours dirigé par Jean-Michel Meyer, il reprend Premier amour, dans des lumières de Thierry Capéran. Impressionnant et subtil.

Une chaise de bureau qui tourne et peut grincer, un vieux chapeau défoncé, un costume noir, fatigué, des lumières. Il n’en faut pas plus pour installer le récit de Samuel Beckett, Premier amour. Une nouvelle composée en 1945, premier texte écrit directement en langue française par l’auteur qui a vécu à Paris, très tôt, par périodes, puis complètement à partir de 1938. Il a vécu la guerre, résistant, puis ouvrier agricole dans le Vaucluse. Premier amour n’a été publié qu’en 1970, sans nul doute parce que le caractère en partie autobiographique de la narration a retenu Beckett.

Rien qu’une parole venue du fond des temps…Photographie de Christophe Raynaud de Lage. DR.

Jean-Michel Meyer et Jean-Quentin Châtelain en avaient donné une version pour la radio. Le regretté René Gonzales, directeur de Vidy-Lausanne, leur proposa de porter ce travail à la scène. Il fallait l’autorisation Jérôme Lindon, exécuteur testamentaire de l’écrivain, mort le 22 décembre 1989. « Pas de musique, pas de décor, pas de gesticulation » exige-t-il. Et le directeur des Editions de Minuit ne pensait qu’à une lecture.

Qui est cet homme ? Photographie de Christophe Raynaud de Lage. DR.

On était en 1999. Plus de vingt ans ont passé. Repris l’été dernier au Théâtre des Halles d’Avignon, Premier amour est à l’affiche de la petite salle du Gymnase. Une salle idéale pour ce moment qui doit être intime, comme une confidence, avec ses élans et ses retenues.

La lumière est le seul partenaire. Le chapeau noie le visage, mais pas tout au long. Le parleur quitte peu la chaise. Il s’y assied différemment à la fin. Elle grince, chante. On est suspendu au récit de cet homme qui a été jeté hors de la maison, de sa chambre, après la mort du père. Il erre. Il préfigure les vagabonds de Beckett. Il trouve refuge sur un banc. Une femme survient. Elle insiste. Disparaît. Il la suit chez elle, elle l’installe dans une pièce qu’il vide…Episodes minimaux de l’errance d’un homme qui n’a de place nulle part.

Une chaise de bureau qui tourne, un chapeau, des lumières. Photographie de Christophe Raynaud de Lage/ DR.

La langue française de ce jeune Beckett est fascinante, audacieuse, superbe. De sa voix parfois subtilement plaintive, avec ce vernis ancien, craquelé d’accent lointainement suisse qui donne quelque chose de crissant comme neige aux paroles, le narrateur saisit, fascine. Ce récit est si profondément inscrit en Jean-Quentin Châtelain, si magistralement pensé –car, attention, il ne s’agit pas d’identification, mais de réflexion, d’interprétation- qu’il est traversé en une évidence par cette respiration sourde, cette mémoire mise en mots, douleurs et sourires confondus. Cette manière aussi de bouger, comme une articulation de l’âme même.

On pourrait consacrer des lignes et des lignes à cette interprétation musicale, au soupir près, qui rend palpables le cœur secret du narrateur, celle du grand Samuel Beckett. On devine Jean-Quentin Châtelain en accord profond, en confiance avec Jean-Michel Meyer. C’est du très grand art, éblouissant et bouleversant.

Théâtre du Gymnase Marie-Bell, studio, du jeudi au samedi à 19h00, dimanche à 16h00. Durée : 1h30. Tél : 01 42 46 79 79. www.theatredugymnase.paris