Jusqu’où peut-on être spectateur ?

Dans Grief and Beauty, Deuil et Beauté, Milo Rau dirige comédiens professionnels et amateurs. Au-dessus du plateau, un grand écran et l’image d’une femme euthanasiée, qui meurt sous nos yeux.

Sans doute, évidemment, Johanna B. « à l’écran » comme le précise la feuille de distribution du spectacle de Milo Rau, avait-t-elle donné son accord. Son accord pour être filmée alors qu’on lui fait la piqure qui va la faire mourir. Son accord pour qu’on la voie mourir. Son accord pour que le film fasse partie d’un spectacle, et des années durant. Grief Beauty (Deuil et Beauté) a été créé en septembre 2021 au NTGent.

Certainement. On a vérifié : elle avait donné son accord et sa famille également. A cette réserve près que l’on n’utilise pas, en dehors des représentations, vidéo, paroles, photos. Encore heureux, non ?

Mais disons-le, ce film cloue le spectateur dans une position d’indiscrétion épouvantable. On ne va pas au théâtre pour voir une personne que l’on ne connaît pas mourir. On ne va pas au théâtre pour être contraint à l’indécence d’un voyeurisme certain.

On assiste les mourants, on peut demeurer auprès des êtres jusqu’à leur dernier souffle, on voit des morts, on voit mourir dans des accidents, des guerres. Dans la vie, dans la vraie vie ou dans des reportages, des documentaires. En toute conscience.

Mais on ne va pas au théâtre pour voir une femme être euthanasiée.

Avec Familie, premier volet de la Trilogy of Private Life (Trilogie de la vie privée), vu à Nanterre Amandiers il y a plusieurs saisons, on était épouvantablement éprouvé, mais on demeurait dans un espace de théâtre, de jeu. Avec ce deuxième volet, on est contraint. On subit cette mort en faux direct. C’est malsain.

Pour le reste, comme toujours, le récit fragmenté est conduit avec une intelligence profonde des expériences sensibles des uns et des autres. Beaucoup de savoir-faire.  Il est très fort, Milo Rau. Depuis le temps qu’il plonge dans le réel et fait du théâtre un filtre, un crible, une manière de transmuer tout en dilatant les enjeux d’événements véritables. Guerres ou faits divers. On a rarement refusé les obstacles. Familie nous avait rendu malade. Grief and Beauty nous scandalise.

Sur le plateau, parfois filmés en direct, les comédiens sont remarquables. Le vieux souffrant joué par un pas si vieux, né en 49, dans une famille d’agriculteurs, Staf Smans. Ouvrier d’usine, brillant comptable, il est devenu acteur après sa retraite.  Vétérinaire et inspectrice alimentaire, Anne Deyglat, travaille au NTGand. Elle est « dog sitter » dans Familie (car il y a un chien dans la famille des calaisiens qui inspire le spectacle).  Elle joue, se livre plus exatement.

 Il y a la belle qui raconte sa vie, impressionnante, Princess Isatu Hassan Bangura, qui nous plonge dans les tragédies des XX-XXIèmes siècles). Magistrale et bouleversante. Il y a le jeune aux yeux clairs et désarmants que l’on connaît à la Colline puisqu’il y a joué Edouard Louis, Arne de Tremerie. Il dit et il chante, parle, magnifiquement sensible et intelligent.

Il y a une pudeur dramatique, ici. Même quand un vieux se déshabille. Moritz Von Dungen filme en direct les protagonistes tandis qu’à l’espace opposé du plateau, Clémence Clarysse assure en direct la musique, certains sons. Belle présence, consolante et mystérieuse.

La Colline Grand Théâtre, du mercredi au samedi à 20h30, dimanche à 15h30. S’est donné du 19 au 21 janvier et est repris du 2 au 5 février. Tél : 01 44 62 52 52.  Par internet : billetterie.colline.fr Durée : 1h35.