« Le Faiseur de théâtre » : Thomas Bernhard revivifié

Chantal de La Coste met en scène une version resserrée de la fascinante pièce de l’écrivain autrichien, en renforçant la puissance grinçante. Hervé Briaux est un Bruscon magistral, aussi terrible que cocasse.

Avec l’aubergiste…Donnant de judicieux conseils…Hervé Briaux et Patrice Dozier. Photographie de Victor Tonelli. DR.

Un artiste magistral ou un ringard ? Un grand homme ou un pauvre type ? Un roi ou un bouffon ? Qui est donc Bruscon, « le faiseur de théâtre » ?

Thomas Bernhard ne veut pas que nous puissions en décider. Ce n’est pas comme dans Minetti, où l’on voit aussi un comédien parlant de sa carrière et s’apprêtant à jouer un grand rôle du répertoire. Car Minetti est le nom d’un artiste de la réalité, Bernhard Theodor Henry Minetti (1905-1998). Une pièce créée par ce comédien, dans une mise en scène de Claus Peymann, en 1977, et jouée en France par Michel Bouquet et Michel Piccoli. C’est une pièce qui est, elle aussi, au cœur de la solitude du comédien en tournée, de l’artiste qui s’accroche à son passé, à ses grandes heures.

Le Faiseur de théâtre a souvent été monté, en France. On n’oublie pas la mise en scène de Jean-Pierre Vincent, en 1988, avec Bernard Freyd, grand interprète, comme André Marcon qui a été Bruscon en 2019, dans une mise en scène de Christophe Perton, au Théâtre Dejazet.

La fille et le fils, Séverine Vincent -bientôt la mère- et Quentin Kelberine. Photographie de Victor Tonelli. DR

C’est aujourd’hui sur la scène du Poche-Montparnasse que l’on applaudit Bruscon…Petite scène, grande mise en scène. On admire depuis longtemps Chantal de La Coste, scénographe et costumière. On connaît moins son travail de metteuse en scène et directrice d’acteurs. Comme elle le dit, elle est « une femme des coulisses ». Mais lorsque l’on a été l’assistante de Nicky Rieti, la costumière d’André Engel, la scénographe de Mathieu Bauer ou de Lucas Hemleb, pour ne citer que quelques- unes de ses collaborations, on est sur le chemin de la mise en scène…

A la MC93, elle a dirigé Anne Alvaro dans Judith d’Howard Barker et Hervé Briaux, justement, dans Michel-Ange. C’est elle qui a signé Montaigne, les Essais pour ce même interprète rare. Et tout naturellement, elle sort enfin un peu de l’ombre avec ce travail audacieux et très maîtrisé sur Le Faiseur de théâtre.

Femme asservie, silhouette du fils, Bruscon sait tout faire : il métamorphose son entourage. Photographie de Victor Tonelli.

Traduite par Edith Darnaud, la pièce est allégée. Elle n’est en rien appauvrie. Elle est plus corrosive, plus terrible, plus drôle, plus déchirante. On est dans une auberge miteuse, dans une petite ville de Haute Autriche. Bruscon, auteur dramatique et « acteur d’Etat » doit donner une représentation de La Roue de l’Histoire, une pièce qu’il a écrite. Evidemment, il se sent déclassé, humilié, il tente de jouer la grandeur, sa grandeur.

Face à lui, l’aubergiste. Patrice Dozier, très convaincant dans l’exercice difficile : l’homme doit être à la fois respectueux, blessé par l’énergumène qui le bouscule, l’injurie, et laisser sourdre quelque chose de son étonnement devant la folie qui bourgeonne… A ses côtés, sa femme, sa fille : il suffit d’une robe en surplus pour que Séverine Vincent passe de l’une à l’autre. Elle est parfaite. Ecrasée sans doute consentante, anéantie par l’égoïsme du grand homme. Son fils est incarné par le fin Quentin Kelberine, qui est également ici l’assistant à la mise en scène. Il est remarquable, sensible et touchant.

Hervé Briaux dont on connaît depuis longtemps le très grand art, est ici remarquable. Quand on pense qu’il continue de porter la parole de Montaigne avant de plonger, immédiatement après, dans le monde cruel jusqu’au grotesque de Thomas Bernhard, on ne peut qu’être subjugué.

La version brève donne à ce personnage combattant, une grandeur plus flamboyante. Il n’est jamais ridicule ce Bruscon, car on a le sentiment, par le jeu même de l’interprète, que l’entêtement du personnage, sa détermination à ne pas se laisser atteindre par les circonstances humiliantes, sont nobles. La stature d’Hervé Briaux, son visage émacié, son profil d’empereur Romain, sa voix, son regard d’aigle, tout ici plaide pour Bruscon, littéralement. C’est vraiment la rencontre d’un interprète et d’un personnage. Sa manière si particulière d’articuler, précise, presque menaçante, ici, fait beaucoup.

Et puis, ce que parviennent à maîtriser les quatre comédiens, portés par la direction de jeu, c’est la coexistence de l’héroïque et du catastrophique, l’aristocratie de la mission, le côté Capitaine Fracasse, touchant, séduisant, et la méchanceté atroce du maître, non du plateau, mais de la famille qu’il a depuis longtemps asservie.

On rit, on pleure, on a peur.  Du grand théâtre, aigu et tranchant, déchirant et drôle. Formidable !

Théâtre de Poche-Montparnasse, du mardi au samedi à 21h00, dimanche à 15h00. Durée : 1h25. Tél : 01 45 44 50 21.

www.theatredepoche-montparnasse.com