Ce « drame sanglant » n’est pas sans rappeler les belles heures du Grand Guignol. Un spectacle riche de trouvailles, signé Mathilde Courcol-Rozès.
Alors que les grosses machines des théâtres publics et privés sont en train de se lancer, il convient de jeter un œil hors des sentiers battus. Le nôtre s’est porté sur une toute jeune compagnie. Elle s’est formée il y a un an et vivait cet été son premier Avignon. Leur proposition se remarque dès le titre : Rogatons, drame sanglant. Elle vante une “fête grand-guignolesque” tournée autour d’une comtesse anthropophage. Ses personnages se nomment Marie-Viande, Polype et Jean-Melon. On remarque des costumes victoriens, une lumière inquiétante et une vraie scénographie malgré un plateau étroit. On y court, intrigué. Voilà une proposition qui se détache de l’uniformisation générale ! Le spectacle se joue aux Déchargeurs (Paris, IIe) et ce n’est pas un hasard. Plus encore depuis l’arrivée récente de son jeune directeur, Adrien Grassard, le petit théâtre du quartier des Halles fait confiance aux jeunes et aux audacieux. Tout n’y est pas parfaitement abouti mais l’on peut être sûr d’y dénicher de drôles de pépites, d’habitude réservées à des lieux plus interlopes et bien plus éloignés du cœur de Paris.
Aux Déchargeurs, donc, un podium véreux réhausse la scène et supporte le trône de Marie-Viande, seigneuresse d’un petit royaume décadent. Dans une première scène que n’aurait pas reniée David Cronenberg, elle avale l’un de ses enfants comme une larve chrysalide. La suite est plus proche de Tim Burton. On est plongé dans une atmosphère baroque, presque néogothique, qui poisse le smog, le sang et les rogatons d’un festin ignoble. Marie-Viande se régénère autant qu’elle meurt à petit feu en ingurgitant le fruit de ses entrailles : enfants ou déjections, on ne sait trop. Mais ce cycle l’ennuie : “je vivais jour après jour comme on déroule un long tapis qui pue et qui soutient nos pas.” Bien aidée par un esclave androgyne (Étienne Thomas) qui se plie en quatre – littéralement – pour satisfaire sa maîtresse (Inès Musial), elle publie une petite annonce pour trouver un quidam consentant à se faire dévorer par elle. Arrive Jean Melon, bureaucrate clownesque et glabre, hormis une jolie moustache, qui décide d’accomplir pour une fois un haut fait en se laissant mastiquer (Rémi Fransot).
Les trois sont tout à fait monstrueux, chacun dans un genre différent, et finalement très touchants. Il y a quelque chose de paradoxalement bien humain dans cette fable grotesque qui interroge l’amour par le prisme de la digestion : ceux qui mangent et ceux qui se laissent manger. “Voilà le lot de tout être vivant ; c’est pourquoi tous ont une place au soleil”, précise Héraclite. C’est aussi drôle, grand-guignol (promesse tenue) et suffisamment too much pour nous embarquer tout à fait. On attend la prochaine mise en scène de Mathilde Courcol-Rozès – celle-ci est bourrée de trouvailles – en espérant un peu plus de moyens pour lorgner, pourquoi pas, vers du théâtre visuel qui manque souvent de belles plumes. Bref, on souhaite le meilleur à la Cie Pire Encore, elle est pleine de promesses.
« Rogatons, drame sanglant », aux Déchargeurs, du lundi au mercredi à 21h. Durée : 1h.