Au Théâtre de l’Atelier, Eric Vigner dirige trois comédiens de haut talent dans une pièce de la dramaturge britannique que l’on ne connaît pas encore bien en France. Cécile Brune, Dominique Valadié, Frédéric Pierrot sont remarquables.
Dans un paysage théâtral assez plat en ce début de saison, l’irruption de Lucy Kirkwood fait du bien. Et la réunion de trois virtuoses de l’art dramatique est très heureuse. La pièce Les Enfants avait été créée pour la première fois en français, à Bruxelles en 2019. D’autres textes de l’auteure britannique née en 1984, traduits par Louise Bartlett, ont été publiés par L’Arche, mais rien n’a été fait pour les faire connaître ici aux journalistes…Dommage. Rattrapons-nous ! A Londres, Childrens avait été créée deux ans plus tôt au Royal Court. En 2018, Lucy Kirkwood a reçu le prix de la meilleure pièce aux Writers’ Guild Awards pour Childrens. Dans la foulée, l’auteure a été élue membre de la Royal Society of Literature.
On est donc très heureux, à l’Atelier, l’un des plus jolis théâtres de Paris, un petit navire chargé de souvenirs, à commencer par Dullin ou Barrault et Artaud, demi-nus, faisant leurs exercices ou bien, un peu rhabillés, descendant jusqu’au boulevard, en avançant comme des petits chevaux… On attend avec impatience Les Enfants. Le rideau de fer est éclairé d’une couleur pas très engageante. Il se lève pour découvrir un espace austère, vaguement abstrait. Pour savoir où l’on est, il faudra bien écouter les deux femmes. L’une blonde, cheveux tirés en arrière, en blue-jean, agitée, l’autre brune, elle aussi avec les cheveux en chignon, dans un vêtement de voyageuse qui vient visiter la première. Passons les détails. Applaudissez Cécile Brune et Dominique Valadié.
Azel et Rose ont travaillé ensemble autrefois –trente-huit ans qu’elles ne se sont pas revues. Des physiciennes, ingénieures spécialistes du nucléaire. L’une est en retraite depuis quelques années. L’autre a continué à travailler, aux Etats-Unis. Elle revient, elle a quelque chose à proposer à ses amis, Hazel et Robin, ancien spécialiste de l’atome, lui aussi. Il va arriver. Frédéric Pierrot l’incarne. Le mari prétend soigner les animaux d’un petit élevage qu’ils ont créé, Hazel et lui. Des vieux babas, mais surtout deux savants.
Ils ont œuvré autrefois au développement de la centrale atomique qui a été envahie par la mer à la suite d’une sorte de tsunami. Ils ont dû quitter leur proche maison, pleine de vase. Ils sont réfugiés dans une vieille petite bâtisse. Ils se sont aimés, ils s’aiment. Leur aînée a trente-huit ans. Les trois se sont perdus de vue exactement à ce moment-là.
Qu’est-ce qui le lie encore plus profondément ? Ne seraient-ils que les pions d’un triangle de trahison, de vaudeville ? C’est plus compliqué.
Et puis, si cela s’intitule Les Enfants, c’est que Rose qui n’a jamais voulu être mère, veut se sacrifier pour la génération qui la suit, celle qui tente de limiter les dégâts à la centrale et qui est sous le ciel plombé de risques graves. Elle a besoin d’autres bonnes volontés.
Pour le reste, ne « divulgâchons » pas. Lucy Kirkwood connaît les ficelles de la comédie dramatique efficace aujourd’hui. Un peu de vaudeville, un peu d’angoisse, un peu de réflexions sociétales. De l’empathie et beaucoup d’ironie. Sinon de férocité. Ca marche ! Et les personnages ont de l’épaisseur.
Frédéric Pierrot offre à Robin l’intelligence d’un homme qui se « distrait » littéralement, il ne craint pas les pesanteurs d’une virilité assumée, d’une certaine lâcheté peut-être, qui appartiennent au personnage. La série « En thérapie » l’a rendu célèbre, populaire. Il était un grand acteur de théâtre et le public vient aussi pour lui… C’est bien.
Cécile Brune, cheveux tirés, visage tendu, méconnaissable, -mais il y a le voile léger de sa voix- donne à Hazel quelque chose d’une petite fille, nerveuse, vulnérable. Une douce lumière irradie de tout l’être profond de cette femme. Face à Rose, qu’elle n’attendait pas, elle se dresse et montre qu’elle a tout compris. Magistrale, aussi blessée que toxique, Dominique Valadié donne à Rose l’idéale ambiguïté d’une femme très complexe et très malheureuse.
Après avoir vu le spectacle, très intéressant, on a lu le texte. On regrette qu’Eric Vigner n’ait pas eu la simplicité de suivre la situation telle qu’elle est composée : plus concrète que ce que l’on découvre avec un décor âpre qu’il a lui-même imaginé. Eric Vigner a effacé quelques indices concrets de vie : une salade réalisée en direct, des crackers…On ne voit que le vin et encore du vin de panais « home made ».
Ce ne sont pas des détails. Car les comédiens pourraient être plus à l’aise. Dominique Valadié est debout presque tout le temps. Cela accentue son autorité. Ce qu’il y a de menaçant dans le personnage de Rose. Mais cela donne une rigidité au personnage, et c’est dommage.
Le plus ennuyeux, pour nous, les spectateurs, c’est que les comédiens soient si mal éclairés. Kelig Le Bars fait d’habitude preuve de plus d’attention. D’accord, l’électricité est suspendue, mais même dans la pénombre (on est au théâtre), on devrait distinguer mieux leurs traits, leurs expressions, voire leurs regards. Or ils sont sans aucun relief. Heureusement il y a les voix, et ces trois interprètes possèdent des timbres très particuliers qui sont l’expression d’âmes ardentes et originales, sans doute profondément sinon ligotées, du moins dans une grande réserve.
Théâtre de l’Atelier, du mardi au samedi à 21h00, dimanche à 15h00. Durée : 1h30. Traduction de Louise Bartlett à L’Arche. Tel : 01 46 06 49 24. Jusqu’au 27 novembre.