Si elle avait préféré vivre et travailler dans l’ombre de son frère, le formidable producteur de spectacles, tourneur et directeur de théâtre, Fernand Lumbroso, elle était une femme exceptionnelle, d’une intelligence et d’une générosité bouleversantes. Essentielle dans toutes les entreprises de la société qui porte leur nom, elle vient de s’éteindre à 97 ans.
Elle avait une voix de fumeuse de gitanes. Elle avait toujours eu cette voix. Grave, presque cassée parfois. Une voix que soulevaient pourtant des intonations enfantines. Odette Lumbroso, née en 1925, s’est éteinte il y a deux jours. Elle avait toujours fumé du tabac brun. Toujours été accueillante, spirituelle, merveilleusement bienveillante. Et puis, et cela frappait ses interlocuteurs des derniers temps, elle possédait une mémoire sans faille des événements et des êtres et on ne l’aura jamais vu buter sur un nom propre, même au plus tard de sa vie.
Tous ceux qui ont, pour des motifs professionnels ou amicaux, côtoyé « les » Lumbroso, savent à quel point Odette fut essentielle dans les aventures spectaculaires de son grand frère Fernand qui était né en août 1911 à Alexandrie et devait mourir en avril 1994, à Paris.
Sa famille, d’origine juive italienne, avait quitté l’Egypte dès 1924. Sa petite soeur Odette avait quatorze ans de moins que lui.
La chance des enfants Lumbroso fut que Fernand rencontrât des ses années de lycée, Arthur Adamov puis Roger Gilbert-Lecomte puis Roger Vailland, Antonin Artaud, René Daumal, Marthe Robert et Jean Beaufret. Entre autres. Il l’avait raconté à Jean-Pierre Thibaudat dans un livre qui retrace cette formation et les années flamboyantes. .
Il y avait déjà des entrepreneurs de spectacles dans la famille Lumbroso, l’oncle, le père. Mais Fernand Lumbroso eut tôt fait de fonder, dès 1937, sa propre société. Il voua sa vie à la découverte, au soutien, au suivi des artistes, des troupes. Il fut l’un des rares, des dizaines d’années avant la chute du mur, à faire voyager des créations soviétiques, chinoises, avec l »ALAP : Agence littéraire et artistique parisienne, qui avait des liens privilégiés avec les pays communistes.
Mais il soutint aussi la jeune génération, Planchon comme Chéreau ou Savary. Et à chaque pas de cette activité, Odette était là. Avec son prénom joli et teinté de haute littérature, avec sa force, sa sensibilité extrême. Son énergie sans faiblesse. Sa pudeur. Jamais on ne l’entendit de plaindre. Elle affrontait. Jusqu’aux dernières années de leur vie professionnelle, à Mogador notamment, ils n’eurent pas que des alliés loyaux…Mais Odette Lumbroso, secouée par la médiocrité des êtres, tenait bon. Fernand et Odette étaient des âmes fortes. Même si Fernand était plus facilement vulnérable, surtout si on le prenait pas les sentiments.
Le sentiment, le coeur, c’est ce qui dominait chez les Lumbroso. Odette n’avait jamais eu d’enfant, mais son frère et elle s’étaient attachés à la fille d’une chanteuse dont ils s’étaient occupés, Line Viala. Ainsi Marie Gavardin, morte prématurément, fût-elle un peu leur fille adoptive. Belle, intelligente, elle s’engagea auprès d’eux dans le monde du spectacle vivant, et partout irradia de sa lumière tendre et aimante.
Très cultivés, ayant fréquenté les grands de ce monde comme les artistes encore méconnus, les Lumbroso étaient des aristocrates de la pensée. Désintéressés matériellement, n’ayant qu’une vénération : la beauté. Ils étaient inséparables, comme des jumeaux spirituels, pas très grands, avec en eux l’inaltérable lumière de leurs verts paradis.