Jamais le même, jamais au même endroit, sauf dans les abysses de la psyché humaine, de la vie, de ses mystères. Revoici le poète. Après le solitaire explorateur de The Encounter, sur ce même plateau, il livre son adaptation de Sur les ossements des morts, ouvrage de la Polonaise, prix Nobel de Littérature en 2019, Olga Tokarczuk. Dans la partition de l’héroïne-narratrice, Amanda Hadingue impose sa forte personnalité.
C’est un très grand livre que celui d’Olga Tokarczuk, traduit de la langue polonaise pour Babel, en 2009, par Margot Carlier. Grand parce qu’il brasse de grandes questions adressées à nos sociétés, des questions qui nous concernent ici et maintenant.
Le roman d’Olga Tokarczuk a inspiré à la cinéaste Agnieszka Holland un film sorti en 2017 sous le titre polonais « Potok ». Tableau de chasse dure plus de deux heures et a reçu le prix Alfred-Bauer à la Berlinale de 2017. Arte l’a diffusé il y a quelque temps. L’héroïne, Janina Duszejko, est incarnée par Agnieszka Mandat-Grabka. On oscille, comme dans le livre, entre enquête et défense de la nature, forêt, arbres et plantes, et faune, et poussées surnaturelles, fantastiques.
Une très forte personnalité que ce personnage au cœur de la forêt, comme au cœur du roman Sur les ossements des morts. L’action se situe dans un petit village des Sudètes, à la frontière de la Pologne et de ce qui fut la Tchécoslovaquie. Une région peu épargnée par les égarements de la guerre et des découpages des pays, une région sur la défensive, refermée sur elle-même.
Femme de science, ingénieure à la retraite, Janina Doucheyko vit seule, avec pour seuls compagnons proches ses deux chiens. Professeure bénévole d’anglais dans l’école du village, férue d’astrologie savante, admiratrice de William Blake, elle est une âme forte, mais elle apparaît vulnérable.
Elle se bat pour la nature, contre la chasse qui est la grande affaire des hommes de cette communauté. Peu à peu, une série d’événements macabres secouent le quotidien des hommes et des femmes de ce village.
N’en disons pas plus. Disparitions, morts, assassinats, Janina se fait enquêtrice. Mais pourquoi ?
Il n’allait pas de soi d’adapter ce livre complexe au théâtre. Simon McBurney choisit la radicalité d’un récit tenu par la protagoniste, debout derrière un micro sur pied. Et qui raconte. Mais rien de figé en cette représentation, au contraire, avec un mouvement continuel, des mouvements toujours enchaînés et des images vidéo, au fond. Très liquides et peu lisibles, parfois, et très visibles au contraire. Images construites, élaborées, images arrachées à la vérité du monde. Comme ce cerf attaquant un homme. Images sidérantes qui cristallisent le propos de l’héroïne, et, au-delà de l’auteure.
C’est joué par un groupe de femmes et d’hommes, une dizaine, qui se meuvent comme des danseurs, des montreurs de marionnettes qu’ils peuvent être, des silhouettes qui sortent de la nuit et y retournent.
C’est au soupir près. Une mise en scène d’une musicalité continue, conduite par ce chef d’orchestre magistral et ultra-sensible qu’est Simon McBurney. Il faudrait du temps pour analyser ce formidable spectacle, la maîtrise harmonieuse du groupe. Ici, on se plie aux nervures mêmes du roman, sans souci d’être en pleine lumière. Inutile de préciser que l’équipe artistique, son, musique, vidéo, scénographie, costumes, lumières, mouvements, etc…est d’une précision et d’une inventivité bouleversantes.
Chacun va au plus loin qu’il est possible. Au centre, Amanda Hadingue, femme grande de rayonnant talent et d’intelligence, double dans les spectacles de Simon McBurney de la légendaire et immense Kathryn Hunter. Parce que cette dernière est souffrante, c’est Amanda Hadingue qui porte le récit. Exceptionnelle comédienne, légère et grave à la fois, belle voix, précision de tout l’être, charme, elle mériterait une analyse copieuse de son travail fascinant. Mais disons simplement : allez la voir, découvrez là si vous ne l’aviez pas encore repérée, saluer ses camarades qui reprennent ses propres partitions, faites à ce spectacle d’une portée grave, d’une beauté rigoureuse, d’une profondeur de tout instant, mais avec occasions de rire, d’être très ému, ironie, jusqu’à la violence, et faites un triomphe sans réserve à ce théâtre qui a du sens et agit.
Odéon-Théâtre de l’Europe, 6ème, jusqu’au 18 juin, à 20h00 du mardi au vendredi, à 14h30 et 20h00, le samedi, 15h00, le dimanche. Jusqu’au 18 juin. Durée en tout, 3h00. Première partie 1h25, entracte, puis 1h05.