Afghan Girls Theater Group : une leçon de courage, artistique et moral

Au TNP-Villeurbanne, Jean Bellorini met en scène neuf très jeunes femmes réfugiées depuis pas même deux ans, dans une splendide et éloquente adaptation de l’Antigone de Sophocle.

Nommons-les. Nous ne les connaissions pas avant-hier. Et pourtant, elles étaient depuis septembre 2021, après la violente reprise en mains de leur pays et de Kaboul par les talibans, le 15 août, accueillies par deux institutions théâtrales sur décision de leurs responsables : Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération, CDN de Lyon, Jean Bellorini, directeur du TNP-Villeurbanne. Neuf comédiennes et un metteur en scène.

Nommons-les :  Hussnia Ahmadi, Freshta Akbari, Atifa Azizpor, Sediqa Hussaini, Shakila Ibrahimi, Shegofa Ibrahimi, Marzia Jafari, Tahera Jafari, Sohila Sakhizada et le metteur en scène de leur compagnie afghane, présent lui aussi à Lyon et Villeurbanne, Naim Karimi.

La plus âgée n’a pas 24 ans, les autres autour de la vingtaine. Elles ne se destinent pas forcément à devenir comédiennes. Après l’appel à solidarité lancé en cet été 2021 par la plasticienne et performeuse Kubra Khademi, Joris Mathieu et Jean Bellorini ont proposé leur soutien. Quitter l’Afghanistan ne s’est pas fait en un jour.

Elles ont appris intensivement la langue française. Elles l’entendent et la parlent aujourd’hui. Elles sont inscrites à l’université, travaillent. Il y a un an, en juin 2022, Jean Bellorini les réunit autour de l’Antigone de Sophocle.  

Elles sont des jeunes filles, des jeunes femmes qui ont dit « non ». Des exilées, des combattantes. Elles ont dû s’arracher à leurs familles. Elles sont loin. Seules, toutes seules, par-delà la solidarité qui les unit et la force de l’engagement de ceux et celles qui les accueillent, aujourd’hui, en France. Elles sont grandes. Et quelque chose de très profond de leur humanité sourd au travers l’admirable spectacle qu’elles font vibrer.

On essaie de ne pas abuser des superlatifs, mais répétons-le, ce travail est admirable car il est une réponse à toutes les violences qui déchirent le monde, de l’Afghanistan aux banlieues françaises enflammées, en passant par l’Ukraine. Leur noblesse morale, leur tenue –pas de jérémiades-, leur fierté et leur humilité à défendre les « personnages », donnent au propos puissant de Jean Bellorini, un éclatant et bouleversant supplément d’émotion et ne brouillent jamais l’essentiel : le sens de la tragédie de Sophocle.

Dans la grande salle du TNP, un vaste bassin occupe la place centrale. C’est le bassin récupéré des Paroles gelées ! Immédiatement l’eau est le matériau essentiel, que les protagonistes, dans leurs longues robes, traversent ce ring liquide, s’y affrontent, s’y jettent. Plus tard, viendra une pluie obstinée, et lourde de sens. Pas pour faire un joli effet. L’espace est surplombé par une sphère lumineuse au relief inégal, superbe objet scénique lui aussi récupéré d’un précédent spectacle.

N’en disons pas plus, car la beauté de ce spectacle et sa force intellectuelle, ne doivent pas être alourdies par des mots. Comme souvent, Jean Bellorini signe la scénographie et les lumières. Un peintre. On peut sans problème lire les sur-titrages, même quand le globe lumineux qui va et vient prend de l’intensité. Sur-titrage, oui, car ces Messagères parlent le dari, ce « persan afghan » qui permet d’être compris des Iraniens et c’est justement une artiste iranienne qui a collaboré au spectacle, Mina Rahnamaei. Avec elle, Hélène Patarot et Naim Karimi.  Mina Rahnamaei a traduit avec Florence Guinard. Un très beau texte, précédé des magnifiques lignes de Martine Delerm pour son Antigone destinée à la jeunesse, Antigone peut-être (Cipango éditeur). A la fin, un épilogue, un autre texte qui élargit le propos de l’universel Sophocle, un texte magnifique lui aussi de Atifa Azizpor, qui joue Ismène, qui est Ismène.

Car en plus, ces neuf jeunes femmes sont des comédiennes fines, aigues, hyper sensibles et très tenues. Pas de pathos, ici. Mais un travail d’élucidation du sens, très strict et une musicalité éloquente soutenue par le travail sur le son de Sébastien Trouvé, en des mouvements lents, souvent, et une dominante hiératique. Mais tout peut exploser, parfois. En plus de leur rôle, chacune presque, est aussi le « chœur ». On se doit de souligner la puissante et ludique incarnation de Créon par Sohila Sakhizada. Elle fait penser au Richard de Georges Bigot, par l’intensité, l’enfance… Et ce salut à la grande Ariane Mnouchkine n’est pas un hasard.

Saluons quelques autres personnages : Freshta Akbari est une Antigone farouche, tendue, superbe, comme l’Ismène oscillante d’Atifa Azizpor. Mais chacune est impressionnante, vous le verrez. Vous l’entendrez aussi. Car elles ont de très beaux timbres et le dari est très harmonieux.

On ne peut qu’espérer la longue vie de ce magnifique travail. On ne comprend pas que Tiago Rodrigues n’y ait pas pensé pour Avignon. Tout de suite. Et plus tard : des Emigrants de Lupa d’après Sebald, naufragé pour de mauvaises décisions, aux Messagères de Bellorini d’après Sophocle, il y a de profondes résonnances.

Théâtre National Populaire, TNP-Villeurbanne, jusqu’au 30 juin. Durée : 1h50. Tél : 04 78 03 30 00

www.tnp-villeurbanne.com