Des années après le très original « Tempête sous un crâne », Jean Bellorini a adapté avec Mathieu Coblentz le chef-d’œuvre de Victor Hugo, pour une création en Chine avec des interprètes venus de tout le pays. Une réussite magistrale qui, après une longue tournée, a été présentée, pour deux représentations, au TNP-Villeurbanne, devant un public enthousiaste.
Un spectacle remarquable, d’une qualité rare, que cette version dramatique des Misérables de Victor Hugo. Rien qui puisse étonner venant de Jean Bellorini, directeur du TNP-Villeurbanne, qui nous a récemment ébloui avec sa version du Suicidé de Nikolaï Erdman et François Deblock dans le rôle-titre. Le caractère particulier de cette production est qu’elle est chinoise, créée par le Yang Hua Theatre, un des organismes indépendants de production les plus importants de Chine. Le Yang Hua Theatre a été créé en 2008 à l’initiative de Wang Keran, homme de théâtre complet qui est toujours le directeur artistique de cette instance très fertile. Il ne s’agit pas d’une troupe. Et ce qui est sans doute le plus magnifique dans ces Misérables, c’est que les comédiens viennent d’horizons très différents et se sont unis sous la houlette du metteur en scène français.
Les Misérables et Jean Bellorini, c’est une histoire ancienne. Nul n’a oublié Tempête sous un crâne, forme très originale du copieux roman de Victor Hugo. C’était en 2010, un premier spectacle professionnel, adaptation signée avec Camille de la Guillonnière, qui connaissait par cœur une grande part de l’énorme roman. Il y a un an, d’ailleurs, Bellorini a repris ce spectacle fétiche au TNP, avec les mêmes jeunes comédiens d’alors, pour la plupart passés chez Claude Mathieu.
Cette adaptation s’arrêtait à la mort de Javert, à son suicide : dans le roman, il se jette dans la Seine par nuit noire. Avec ces Misérables grand spectacle, avec une grande douzaine d’interprètes et deux musiciens, on suit Jean Valjean jusqu’à sa fin, entouré de Cosette et Marius. Comme c’était en partie le cas dans le subtil texte de Tempête sous un crâne, Hugo est là, directement. Chaque personnage porte son histoire, dans le récit et les paroles même du roman. Autrement dit, c’est Hugo, que l’on entend à chaque minute, c’est l’encre d’Hugo qui coule là et fût-ce en langue chinoise, dans la traduction de Ning Chunyan, on est saisi par une force, une harmonie…et bien sûr on s’en remet aux sur titrages, lisibles et précis.
Avouons qu’au théâtre, on connaît peu le jeu moderne des artistes chinois. On a vu passer de nombreux spectacles de répertoire, mais ce n’est que par le cinéma que l’on touche au présent des interprètes. La distribution réunie nous offre une magistrale démonstration d’un jeu fin, subtil, d’une incarnation profonde et aérienne des « personnages ». L’humanité rayonnante de Victor Hugo est là tout entière et elle est soutenue par une production talentueuse de la scénographie de Véronique Chazal aux costumes de Macha Makeieff, sobres et éloquents. Bellorini a travaillé avec un assistant chinois, Rat Zhang, signe les lumières et les compositions musicales, tandis que la direction musicale est assurée par Sébastien Trouvé, deux instrumentistes étant en scène, Chen Minhua, claviers et accordéon, Zhang Ruijia, à la batterie. Il y a du chant, des ensembles très beaux, et, à un moment –vous verrez- chaque comédien joue de l’accordéon. C’est très beau.
Le bouquet éblouissant des interprètes nous happe. Dans la partition de Jean Valjean, celui qui trouve le chemin de la bonté pas à pas, un artiste exceptionnel, connu par ses rôles au cinéma, Liu Ye. Mince, délié, séduisant, très belle voix, présence forte et libre, il ne vieillit un peu que pour Monsieur Madeleine. Avec cette voix harmonieuse, son énergie d’athlète, il cristallise tout le rêve de Victor Hugo, et, autour de lui, le groupe est brillant. Javert, celui qui le traque, est incarné par un comédien lui aussi magnifique, Lin Lin. Ce duo de légende –et Hugo est très connu en Chine- est le cœur d’une constellation où les morceaux de bravoure ne manquent pas : le parcours de Gavroche déchire le cœur et Luo Yongjuan est bouleversante qui est aussi, un peu plus haut, Petit Gervais, le jeune savoyard qui fait que Valjean s’éveille à un chemin de partage. Bouleversante également, Tao Hui, qui est Fantine puis Cosette, avec l’irrésistible petite Chen Zui en Cosette enfant. Le bon Monseigneur Bienvenu est joué par Lin Jifan qui endosse d’autres rôles au long du parcours, le couple Thénardier est composé du formidable Li Jinget et de Zhu Mang. A chaque personnage, un grand comédien, une grande comédienne. Ils sont connus en Chine. La production a su réunir des étoiles. Citons encore : Liu Chongzuo, Marius, Li Qixuan, Combeferre, Hua Qi, Madame Magloire, Shi Ke, Eponine au chemin si grand de lumière et d’amour (et Azelma ?).
Ce spectacle est sans aucun doute le plus accompli que l’on ait vu depuis cette rentrée. Il n’a pu être donné que pour deux représentations au TNP. Evidemment, une vingtaine de comédiens, une vingtaine de techniciens, d’accompagnateurs, cela fait un groupe de quarante personnes, et c’est lourd financièrement. Mais n’y a-t-il pas un mécène en France pour soutenir cette production qui a fait son chemin en Chine, depuis janvier 2024, jusqu’à ces jours derniers, à Pékin, au National Centre for the Performing Arts.