Alain Françon, évidemment

Renouant avec son cher Marivaux, il a réuni un groupe de comédiens exceptionnels, une troupe idéale qui donne aux Fausses confidences une alacrité merveilleuse.

On écrira ailleurs, et avec plus de précision réglementaire. On entend par « réglementaire » la politesse que l’on doit aux lecteurs de la presse écrite (Marianne ou La Tribune Dimanche) et le respect que l’on a pour les artistes, metteurs en scène, équipes artistiques, interprètes, tous ceux qui font la vie de l’art du théâtre.

Mais en sortant d’une représentation d’un chef-d’œuvre de Marivaux, Les Fausses Confidences, dans une mise en scène d’Alain Françon, comme il est impudent, voire grotesque, de rédiger ce que l’on intitule une « critique ».

Ainsi que ce fut le cas autrefois devant Giorgio Strehler, dans la génération précédente, on doit bien avouer que l’on ne possède aucune légitimité à décrire, à commenter, à analyser les choix du metteur en scène ou à distribuer des qualificatifs au jeu des interprètes.

Il y a une évidence dans la manière dont Alain Françon conduit la représentation des Fausses Confidences. Le premier point est l’amour qu’il déploie pour l’écrivain, sa langue, sa manière de construire et de mener les intrigues, la lumière qu’il jette sur ce miracle : la manière de parler, de raisonner des « personnages ».

Alain Françon circonscrit, avec une confondante intelligence, le mécanisme dramatique qui est au cœur de la pièce de Marivaux : « le coup de foudre de Dorante conduit au coup de force d’Araminte ». Trois actes en prose créés en 1737 par les Comédiens-Italiens. Françon a opéré une légère transformation : Arlequin disparaît, on le nomme Lubin (ici Séraphin Rousseau, personnage pataud apparemment, mais efficace à faire bouger les lignes).

Pourquoi écrire ici alors ? Parce que la perfection de la mise en scène, la finesse enivrante du jeu, tout ici séduit et donne au public, une heure quarante-cinq durant, un bonheur qui l’élève en « une transe légère et érotique » (ce que voulait Paul Claudel pour que l’on joue Le Soulier de satin dans sa juste humeur).

Pas de micros, un jeu offert au public, des adresses aux spectateurs pris à témoin. On nous parle, on s’adresse à nous mais rien qui puisse amoindrir la fascinante puissance du théâtre. On est chez Madame Argante. On est happé par la fiction. On oublie que l’on est ailleurs qu’avec ces personnages.

Saluons ici, une scénographie grave et efficace de Jacques Gabel, des lumières de Joël Hourbeigt et Thomas Marchalot, des costumes de Pétronille Salomé, seyants, harmonieux, dans lesquels les comédiennes et comédiens sont magnifiés. Caroline Marcadé n’est pas loin pour les mouvements, les déplacements, la chorégraphie des âmes et les coiffures et maquillages sont fins, signés Judith Scotto. La musique est du jour : Marie-Jeanne Séréro dose le fracas contemporain comme des coups de foudre.

L’intelligence profonde du texte, le savoir sur les tourments des cœurs, des âmes, la lucidité sociétale, qu’il mette en scène Edward Bond, Peter Handke, ou Eugène Labiche, tout ce qui nourrit la personnalité unique d’Alain Françon, donne ici une puissance, une profondeur, une évidence, bouleversantes au spectacle. La langue est d’une proximité bouleversante. 1737 ? C’est aujourd’hui. Rien de raide, rien de surveillé, mais une langue vivante magique.

Et puis gloire aux comédiens : Dominique Valadié, supérieure dans la rosserie d’une mère sévère et rigide chez qui se déroule l’action. Sa fille, jeune veuve, vit chez elle et devrait lui obéir…Mais Araminte va opérer son « coup de force ». La sublime Georgia Scalliet, dans une robe ivoire, fluide, près de corps, fine et sensuelle, est dans le rayonnant éclat de sa personnalité magistrale. La comédienne a apparemment une légère douleur à une jambe : ce détail minuscule ajoute on ne sait quoi d’encore plus évident à la bataille que doit mener cette jeune femme. qui, un moment ploie, se plie littéralement sur le dossier d’une chaise. Se couper en deux. Se briser. Rompre avec les décisions de sa mère, du Comte (l’excellentissime, élégant, nuancé, Alexandre Ruby), ne va pas de soi…d’autant qu’il y a pas mal de vérités biaisées…

Dans cette mise en scène, on s’énerve, on perd ses nerfs, comme le veut ce grand manipulateur de Marivaux, mais on ne perd pas sa noblesse. Blessée, égarée, flouée, la ravissante Marton de Yasmina Remil conserve quelque chose d’aristocratique. Presque le double d’Araminte. En miroir. Et l’équivoque : est-ce son portrait ou le portrait d’Araminte ? Une victime, cruellement traitée, mais qui demeure digne.

Guillaume Lévêque excelle en Monsieur Rémy, procureur affairé sinon affairiste. Un acteur à forte présence, magnifique timbre. Comme ses camarades. Pierre-François Garel, ici en blondinet ébouriffé, mais très chic, est un Dorante amoureux –intéressé ? on ne veut pas le croire…– et toujours aussi formidable. Un acteur immense et qui se tient toujours loin de toute démonstration. Remarquable.

Gilles Privat s’est rasé le crâne pour incarner mieux ce manipulateur de Dubois. Il a servi Dorante, il sert Araminte. Que veut-il vraiment ? Avec ses mines inquiétantes, ses inflexions particulières, il fait penser (fugitivement) à Daniel Emilfork…Quelle formidable personnalité que la sienne propre !

N’oublions pas Maxime Terlin, le garçon joaillier.

Il faut ajouter ici qu’Alain Françon a toujours eu le sens de l’harmonie des voix. C’est le plus musicien des hommes de théâtre, en vérité. Et les comédiennes et les comédiens qu’il rassemble, possèdent l’art du chant de l’âme. Des timbres, des inflexions, des suspens, des silences, des gravité, autant d’enchantements. La voix, c’est l’être même, et avec Alain Françon, les âmes s’expriment.

Quant à nous, taisons-nous. Tout le monde le sait : il faut courir partout où se donne ce spectacle magistral, « élitaire pour tous », comme disait Antoine Vitez, vous le savez. Voir Les Fausses Confidences, voir et retourner voir ces Fausses confidences.

Nanterre-Amandiers, jusqu’au 21 décembre. Puis en longue tournée.