Dans la petite salle des Déchargeurs, il est le narrateur de « Mes amis », d’Emmanuel Bove. Récit éprouvant, qui pourtant arrache quelques rires…
Des années durant, il aura été oublié. Et puis, il a refait surface. On se souvient de l’auteur, merveilleusement sensible de Stratégie pour deux jambons, Raymond Cousse, qui, ayant lu Mes amis, fit tout pour que cet écrivain qu’il ne connaissait pas, soit republié, publié. La fille d’Emmanuel Bove veillait d’ailleurs depuis longtemps sur l’œuvre d’un homme mort prématurément. Il était né en 1898, d’un père originaire d’Ukraine et d’une mère du Luxembourg. Pas riches, les parents, mais soucieux de l’éducation d’un fils qui dès son adolescence manifeste le désir d’écrire.
Il fera de petits boulots, de manœuvre et taxi, à garçon de café et journaliste spécialiste des faits divers. Son œuvre rivalise, d’une certaine manière, avec ces faits de société qui fascinent chacun. La grande Colette a repéré les textes du jeune homme et fait tout pour qu’il soit publié. Chez Ferenczi, Mes amis sont publiés en 1924. Il a à peine plus de 25 ans. Ce livre étrange séduit. Sans doute la dérive d’un homme qui met son point d’honneur à ne pas travailler et rêve de rencontres et d’amitiés, correspond-elle à ces années 20-30. On dit de Rilke l’admire et des années plus tard, c’est Peter Handke qui va le traduire en allemand…
Né Bobovnikoff, il fait la guerre. Démobilisé en juillet 1940, il cherche à partir pour l’Afrique du Nord, espérant rejoindre Londres. En 1942, il est à Alger et compose plusieurs livres très forts. Le Piège, notamment, qui ne sera publié qu’après la Libération. Malade, Bove meurt le 13 juillet 1945.
Dans les années 80, Bove revient. Raymond Cousse et Jean-Luc Bitton lui consacrent un ouvrage, biographie et analyse des œuvres. On l’édite, le réédite, on chronique ses œuvres. Et on l’adapte.
Airy Routier, joue une adaptation de Mes amis, qu’il met en scène. Une création d’il y a une saison, présentée en reprise.
Un travail très fin à tous les postes : excellente compréhension, empathie pour l’écrivain et l’œuvre, comme pour le narrateur, Victor Bâton. Mise en scène sobre et aigüe, dans l’espace minuscule de la cave des Déchargeurs. Cela donne une vérité très troublante à son arrivée comme à son départ. On hésite à applaudir tant tout a donné juste, vrai. Tant on le croit, cet interprète/personnage …
Ne faisons pas de résumé en trois lignes : soit vous connaissez ce texte et vous n’avez pas oublié la situation. Soit vous ne connaissez pas Mes amis. Alors prenez l’histoire comme un douloureux enchantement. L’intrigue, mais aussi la manière d’écrire subjuguent.
Comme subjugue le jeu. Avec son regard où flotte un étonnement certain, une candeur qui semble consubstantielle à Victor Bâton –mais est-ce qu’il ne manipule pas le lecteur du livre, le spectateur du théâtre ?- Airy Routier, voix très bien placée, silhouette frêle et mobile, touche profondément. Il s’adresse aux spectateurs, directement. Il nous prend à témoin de ses espérances et déconvenues. Regard étonné, incrédule de ses aventures, presque. Lui qui est si bon, pourquoi ne se fait-il pas d’amis, à la vie, à la mort ?
Pas d’objets de jeu. Des portraits dessinés en noir et blanc bordent le bas du mur. Une chaise ? Et la porte du fond à gauche qui donne sur l’au-delà de l’existence du « personnage ». Seul en scène, portant un collier d’or au ras du cou –fétiche qui donne la distance : c’est bien un comédien qui est devant nous, pas Victor, pas Bove, ou alors ?-
Les Déchargeurs, les mardis et mercredis à 19h15. Durée : 1h15. Tél : 01 42 36 00 50. Jusqu’au 23 novembre.