Avignon, 79ème : en attendant Mario Banushi

Le spectacle d’ouverture du festival « in’, dans la cour d’honneur, s’avère affligeant. Heureusement, Thomas Ostermeier avait présenté sa version du « Canard sauvage » juste avant ! La programmation 2025 n’a rien d’éclatant. On se console en espérant le jeune artiste né en Albanie et travaillant en Grèce, auteur de « Mami ». Connu dans le monde entier, il sera au Gymnase Aubanel dans quelques jours.

C’est une règle non écrite mais toujours vérifiée : le premier spectacle de la cour d’Honneur donne la couleur du festival et galvanise ou non les artistes et les spectateurs. On n’avait jamais vu plus affligeant, pauvre, chiche, délétère que ce prétentieux et misérable opus qu’est Nôt de Marlene Monteiro Freitas. C’est d’autant plus navrant qu’elle prétend s’inspirer des Mille et une nuits quand la langue mise à l’honneur cette année par la direction de la manifestation est la langue arabe.

On salue le danseur, qui, avant même que le rituel des trompettes avec cris de martinets et demande d’éteindre les portables ne retentisse, surgit, jupette blanche ondoyant selon ses pas bien rythmés, élégants. Il ouvre le spectacle. Long et mince, présence forte. On en oublierait la très moche scénographie de grilles blanches et chaises minuscules, estrades, çà et là. Ce danseur reprend ces pas à la fin, et c’est la consolation à ce désastre d’arrogance confuse. Cet artiste tout de subtilité se nomme Joaozinho da Costa.

Le public part en grappes discrètes tout au long de la représentation, un peu moins longue qu’annoncé (1h20 plutôt qu’1h45), et, à la fin, les huées sont copieuses. Evidemment, il y a toujours des amis dans la salle, toujours des gens pour applaudir, au moins les interprètes embarqués. Des performeurs, des musiciens, notamment. Et comme le personnage central est incarné par une femme aux jambes coupées, on se garde d’être par trop injurieux.

Mais quelle pauvreté !

On comprend que la programmation ait tenu à afficher d’autres spectacles en ce jour d’ouverture : They always come back du marocain Bouchra Ouizguen, représentations gratuites sur la place du Palais, le Libanais Ali Charour avec Quand j’ai vu la Mer à la Fabrica.

Et puis, donc, celui qu’Avignon avait découvert, dans l’enthousiasme il y a vingt-cinq ans, jeune, ardent, débordant d’énergie dans la « baraque » de bois installée au pied des remparts. La force radieuse de ses jeunes comédiens avait séduit pour toujours le public. Depuis, Thomas Ostermeier était revenu. Chacune de ses propositions a marqué l’histoire du festival. Il y a plusieurs saisons qu’on ne l’avait pas vu, ici, chez les Papes…mais on l’a très souvent retrouvé, notamment à la Comédie-Française.

Il a choisi Le Canard sauvage, pièce cruelle d’Ibsen, écrivain qu’il a autant monté qu’il n’a monté Shakespeare. La création se donne à « l’Opéra Grand Avignon ». On en a vu souvent des « Camard sauvage » et l’on n’oublie pas, notamment, celui de Stéphane Braunschweig.

Thomas Ostermeier rapproche l’action de notre temps. Dans un décor sur tournette lente et lourde, car ici tout pèse, tous les personnages sont entravés, on aperçoit deux mondes, celui de Werle, riche et bourgeois, celui de la famille Ekdal, ruinée et corrodée, on le comprend peu à peu, par un mensonge qui concerne aussi Werle. Un troisième lieu, celui imaginé, dans la maison même des Ekdal, pour le canard blessé…

Thomas Ostermeier donne sa version très personnelle de l’action. Il a travaillé avec Maria Zade, qui signe la dramaturgie. Ils ont pas mal transformé la pièce pour la rapprocher de nous. La jeune héroïne, est vieillie de quelques années. Elle rêve de devenir journaliste. Elle agit, mais se heurte à ses murs. Elle aussi est un canard qui ne peut voler.Hedvig est jouée par Magdalena Lermer, avec sensibilité. Sa mère, Gina, est une autre interprète très sensible, Marie Burchard. Son père, Hjalmar Ekdal, tignasse de vieux baba qui joue sa guitare, prétend à une invention qui lui fera retrouver la fortune perdue injustement, est incarné par l’électrique Stefan Stern. Lui aussi est un vieil oiseau blessé. Son père, qui a fait de la prison pour distorsion de fonds chez Werle, touchant et rugueux est interprété par Falk Rockstroh Falk. Citons encore Thomas Bading (en alternance avec Josef Bierbichler), Werle, Stephanie Eidt, Frau Sorby, David Ruland, Relling.

Pour donner toute sa puissance, son ambivalence, son mystère au fils de Werle, ami d’Hjalmar, et qui s’est mis en tête et au coeur de faire justice, contre son propre père, Thomas Ostermeier a choisi Marcel Kohler, longue silhouette, jeu très nuancé. Il emblématise la question centrale : mentir ? préférer la vérité. Qu’est-ce qui tue ?

Thomas Ostermeier dit avoir voulu donner plus de place aux femmes que dans le monde XIXème d’Ibsen. Mais là aussi, elles sont victimes et écrabouillées.

On est pris par le jeu de comédiennes et de comédiens remarquables. Ils sont profonds, puissants, capables de ruptures, comme les personnages aux pensées qui les tourmentent. Ils vont de l’apathie, du découragement parfois, du renoncement apparent, à des explosions aussi violentes que la musique « métal » qui déchire les tympans. Sylvain Jacques et ses choix, ses compositions, tiennent une place essentielle dans la conception de cette mise en scène forte et qui impressionne.

A l’entracte du Canard sauvage on bavarde avec Edouard Louis, spectateur attentif -on n’oublie pas les spectacles en miroir avec Ostermeier. Il attend, comme les spectateurs avertis de cette 79ème édition, un très jeune artiste devenu un de ses amis, un jeune qu’il admire profondément : Mario Banushi et sa création Mami. Il en parle merveilleusement bien, avec ferveur, intelligence. Un bonheur.

Festival d’Avignon : festival-avignon.com