Au Studio-Théâtre d’Alfortville, une version fascinante de la pièce de Lars Norén, « Guerre ». Lenteur, suspens, silence et interprètes ultra-sensibles. Un très grand travail.
Avertissement : cet article avait été mis en ligne le 31 mars, mais il n’est pas apparu sur le fil du blog par suite d’un incident technique.
Il y a du blanc. Des restes de neige, fondue et gelée. Des pierres tombales. Dans un coin du plateau, au fond, et ce ne sera pas l’espace de jeu. Mais on reconnaît immédiatement des signes qui rappellent les cimetières de l’ancienne Yougoslavie. Fugitivement. Mais, sur ce simple fait, cet indice, on s’appuie pour situer l’action de « Guerre ». Christian Benedetti signe en plus de la mise en scène, la scénographie, les lumières, les costumes.
On connaît cette pièce. L’écrivain suédois l’avait lui-même mise en scène à Nanterre-Amandiers, il y a vingt ans. Il avait terminé sa composition, sur place, avec les interprètes qui avaient commencé à travailler sans connaître le dénouement.
Elle est donnée ici dans la même traduction, celle de Katrin Ahlgren et René Zahnd publiée par L’Arche. Une langue sobre, économe, une langue des faits, des constatations, des récits éludés. Pas une langue des sentiments, des analyses, des introspections. Une langue de tragédie, tranchante et presque froide.
Christian Benedetti s’est longtemps, sérieusement, gravement, intéressé aux écritures de la guerre, de l’après guerre des Balkans. Dès 1995, il avait proposé « Une parole pour la Bosnie ». Auparavant, il montait Tchekhov, déjà, mais aussi Molnar et Büchner. Ensuite, et notamment au Théâtre-Studio, frêle esquif qui a essuyé quelques tempêtes, il s’est consacré à Sarah Kane, Edward Bond et, aussi, bien sûr à Anton Tchekhov. Intégralement.
De fascinantes traversées, à toute allure. Dans la précipitation des âmes en souffrance, des êtres qui se cognent aux murs comme des papillons de nuit éblouis par les lampes qui brûleront leurs ailes.
Et voici que « Guerre » rompt avec la pression des mots, voici que « Guerre » les retient, laisse en suspens. Installe le silence.
Et voici que jamais on n’aura si bien compris les blessures, les compromissions, le désespoir, le désir de perte, d’anéantissement de ceux et celles qui ne sont pas au front, mais qui sont aussi disloqués et blessés que ceux qui reviennent de guerre.
Un soldat revient de guerre. Le père. Mais il est aveugle. La maison ? Le montant d’une porte qui marquera l’intérieur et l’extérieur. Deux matelas à même le sol. Au fond une table. Quelques chaises peut-être.
Christian Benedetti a réuni un groupe de comédiens magnifiques. Sans démonstration aucune, dans la retenue, le retrait. Les femmes de la maison, la mère et ses deux filles. Stéphane Caillard, Manon Clavel, Alix Riemer. Deux hommes, deux frères. L’un qui vient de l’enfer, l’autre qui s’est mis à l’abri. Marc Lamigeon, aveugle -et il a trouvé ce regard fixe, bouleversant, de ceux qui ne voient plus- est franchement exceptionnel. D’un bout à l’autre d’un long parcours. Que devine-t-il ? Que pense-t-il ? Et pourquoi s’attaque-t-il à l’une des enfants ? C’est atroce. Norén n’a jamais craint l’horreur.
A la fin, voici le frère. Jean-Philippe Ricci, qui dessine les faiblesses et l’humanité d’un être humain qui a ployé sous le poids des cruautés insupportables.
Et ces femmes. Une mère combattive, un personnage combattant, mais intérieurement détruite, et déchirée par le comportement des filles. Stéphane Caillard est belle comme une grande tragédienne, forte et fêlée pourtant. Les enfants. L’une est une toute jeune adolescente. L’autre fait semblant de n’avoir peur de rien. Alix Riemer, Manon Clavel, tourmentées, désespérées. On a lu Anne Frank, ici.
Et l’on maîtrise le silence, les suspens, les mots qui ne sortent pas, les phrases qui ne seront jamais dites. Il y a dans l’ensemble de talents réunis par un metteur en scène audacieux, ferme dans ses analyses et traductions scéniques, quelque chose de l’harmonie enivrante d’une formation musicale. C’est pourquoi, sans doute, l’on comprend mieux que jamais Lars Norén.
Studio-Théâtre d’Alfortville, du mardi au samedi, 20h30. Durée : 1h45.
Jusqu’au 29 avril.
Tél : 01 43 76 86 56. Texte : L’Arche éditeur.