Choisi par le musicien Matthieu Prual qui signe la mise en scène et joue face à Gaspar Claus, Denis Lavant incarne la douloureuse déraison d’un artiste de légende à travers ses « Cahiers ».
Pourquoi le génie appelle-t-il parfois la folie ? On emploie ici des mots que l’on avait appris, autrefois, à ne plus utiliser. Mais lorsque l’on évoque le destin de Vaslav Nijinski, on sait que ces deux mots tendent sa vie, son intelligence, son art fabuleux de danseur, d’interprète, d’inventeur, et sa douloureuse relation au monde. Il était né à Kiev en 1889. Ses parents étaient des danseurs polonais. Sa sœur devint elle aussi danseuse. Et lui l’extraordinaire artiste mis en lumière, à Paris notamment, par les Ballets Russes et Diaghilev, demeure pour jamais une référence spirituelle. S’il mourut à Londres, en 1950, c’est au cimetière Montmartre qu’il est enterré.
D’une fascinante beauté, aussi lumineux qu’ombrageux, il passe de l’autre côté des parois de nacre qui sépareraient la raison de la déraison, la présence au monde de la liberté dans la souffrance.
Déclaré schizophrène, après une ultime apparition à l’Hôtel Suvretta de Saint-Moritz, en Suisse, où il séjourne alors, il a 29 ans, avec son épouse Romola et Kyra, leur fille, il écrit dans la fièvre ces « Cahiers » qui demeurent comme le témoignage d’une puissance qui illumine et le carbonise. On est dans l’hiver 1918-1919.
On n’en dira pas plus aujourd’hui. Nijinski a toujours fasciné les âmes fortes. Les danseurs, les comédiens, les artistes, les êtres hyper-sensibles. Ses Cahiers sont d’une lecture difficile. Ne le cachons pas. Dans la lumière de la scène, portés par des artistes hors norme, ils sont inoubliables : ainsi, pour jamais, a-t-on au cœur Redjep Mitrovitsa, dirigée par une femme ultra-sensible, Isabelle Nanty, un été lointain, à Avignon. C’était il y a près de trente ans, été 1993. Dans la sobriété d’une interprétation venant du fond du cœur, de l’âme de Redjep Mitrovitsa. Plus près de nous, on n’oublie pas la page blanche, décor et plateau de l’adaptation et la mise en scène, par Brigitte Lefèvre et Daniel San Pedro, pour Clément Hervieu-Léger et Jean-Christophe Guerri, danseur du ballet de l’Opéra. Ce fut en 2015. Très beau aussi.
Le moment de danse, de musique, de sombre poésie que nous avons découvert hier, au Théâtre de la Reine-Blanche, n’est pas neuf. Il a été créé il y a plusieurs mois. Il est conduit par un musicien particulièrement audacieux, Matthieu Prual. Il a sollicité Denis Lavant. Ils se sont connus en célébrant Edouard Glissant et Le Sel noir.
Les extraits ont été choisis par Christian Dumais-Lvowski, traducteur avec Galina Pogojeva. La mise en scène est signée de Matthieu Prual, mais on imagine bien que l’interprète, Denis Lavant, qui se dit autant danseur que comédien et parle russe (ici avec un guide, Kassian Berendt), ajoute sa force, sa puissance, son imagination, son goût du risque, use de sa liberté. Face à Matthieu Prual, installé à droite (depuis la salle) avec son saxophone et cette bouleversante clarinette basse qui traduit en nous subjuguant la « vérité » de Nijinski, de l’autre côté du plateau, Gaspar Claus, violoncelle et électronique, virtuose, comme son camarade. Ajoutons un peu de vidéo, conduite par Thomas Rabillon, les lumières de Loïc Serveur, le son réglé par Mathieu Fisson.
C’est sombre, noir, dérangeant, cela secoue, cela touche au plus profond. La musique est ici souveraine et celle des mots, ces mots qui ici ne disent que maux et douleurs, sacrifices, rêves fracassés, adresses à Dieu, désir d’au-delà, composent une messe des ténèbres, pleine d’éclats et de fureur. C’est déchirant. Noir. Très noir.
Théâtre de la Reine Blanche, ce soir, mercredi à 21h00, demain jeudi à 19h00, samedi à 18h00. Durée : 1h30. Tél : 01 40 05 06 96.
Une tournée suivra en novembre prochain.
Traduction de Christian Dumais-Lvowski et Galina Pogojeva chez Actes Sud.