Jean-Philippe Toussaint a écrit pour le sociétaire de la Comédie-Française, un texte envoûtant, La Disparition du paysage. Aurélien Bory orchestre avec subtilité la représentation, espace et mise en scène, tandis que l’interprète déploie subtilement son grand art.
Dans la nuit de l’espace, on aperçoit quelque chose qui ressemble à un fauteuil roulant. Puis, furtivement, surgissant d’une porte côté jardin, le comédien, dans un trench-coat beige, se glisse jusqu’à ce siège.
Comme une respiration, l’image, de lumière et de géométrie, va accompagner toute la représentation. Passant par des moments où l’on peut croire voir des nuages, la mer au loin sans doute, le ciel. Plus tard, le toit d’un bâtiment délabré et même des ouvriers en train de monter un étage supplémentaire en haut du vieux casino d’Ostende.
Car nous ne sommes pas perdus, pas largués, pas égarés. L’homme qui s’adresse à nous le sait et nous le dit : il est à Ostende, en convalescence. Il parle même de l’aide-soignante, qui, matin et soir, s’occupe de lui.
Mais il aurait oublié, beaucoup.
Ici, la lumière d’Arno Veyrat, la musique de Joan Cambon, sont de véritables partenaires de ce livre de l’intranquillité, qui se feuillette pourtant dans une paix crissante comme neige.
On suit, au soupir près, le récit de l’homme. La voix particulière, l’articulation précise et le timbre feutré de Denis Podalydès, sa magistrale capacité à donner de l’épaisseur aux écritures, à les rendre sensibles dans l’espace, font ici merveille.
Aurélien Bory, artiste qui sait donner corps, fût-il évanescent, à ses intuitions, s’appuie toujours sur les textes, sur l’encre. Il se renouvelle chaque fois. Pas de recette qu’il appliquerait, fort d’un savoir-faire de virtuose.
C’est pourquoi il magnifie les propos, leur donne, sans les surligner, une puissance encore plus prenante.
On ne pouvait imaginer développement plus beau, plus intelligent. Jean-Philippe Toussaint est un écrivain remarquable. Marqué par l’actualité, la violence de la réalité, il la transmute en une fable mystérieuse et séduisante, un conte noir et cruel.
L’homme assis à la fenêtre et qui voit disparaître le paysage, est un « personnage », mais c’est aussi l’écrivain, mais c’est aussi l’interprète, le metteur en scène et scénographe. Il est aussi, d’une certaine manière, l’homme occidental du XXIème siècle, en proie à des bouleversements qu’il tente de comprendre.
C’est pourquoi, d’une situation unique, ce ciel d’Ostende, le cercle s’élargit à l’univers.
L’interprétation de Denis Podalydès, jusqu’à ses regards que bientôt –car le « personnage » se déplace- on pourra saisir, les modulations de sa voix, les stridences muettes, jusqu’aux explosions finales, grondements sourds et lumières aveuglantes, tout subjugue.
C’est un grand moment de haut théâtre, d’art, de littérature. Une heure qui passe comme un souffle, un souffle qui caresse et emporte loin. De l’autre côté du temps, de l’autre côté de la vie. Rare et magistral.
Théâtre des Bouffes du Nord, à 20h30 et autres horaires à vérifier. Jusqu’au 27 novembre. Tél : 01 46 07 34 50.