Une semaine de travail avec Thomas Ostermeier, sur le plateau des Abbesses, et c’est « Qui a tué mon père », incarné par l’écrivain lui-même. Remarquable.
Il est en scène lorsque l’on pénètre dans la salle des Abbesses qui sera bientôt pleine à craquer. Sage. Assis face à la salle, derrière une table, visage penché devant un ordinateur. Un jeune écrivain au travail. Un coin, au fond, à cour.
A jardin, de l’autre côté, la musique : bientôt apparaît Sylvain Jacques, compositeur, musicien, comédien également, a conçu la bande-son, a sans doute proposé les chansons que l’on va entendre. Mais on imagine bien aussi que la succession des voix, des airs, a été mise au point par Edouard Louis et Thomas Ostermeier.
Sur le plateau du Théâtre des Abbesses/Théâtre de la Ville, là-même où deux semaines auparavant ont débuté les représentations de la version scénique, élaborée par l’écrivain et le metteur en scène, d’Histoire de la violence (voir ce blog dimanche 8 et Le Quotidien du Médecin du jeudi 13 février), une production puissante donnée en langue allemande et dont la dernière a lieu le soir même, on assiste à ce que les artistes ont simplement annoncé comme une « étape de travail ».
Or, on a le sentiment d’un accomplissement, déjà. Thomas Ostermeier lui-même présente la représentation, dans son français parfait. Rappelant qu’ils n’ont travaillé qu’une semaine, mais qu’il a été très heureux des conditions idéales. Il aime travailler à Paris. Il a des liens anciens avec le Théâtre de la Ville. Il redit qu’il s’agit d’une première étape et souligne qu’il est « curieux de savoir comment ça va fonctionner ». Avertissant qu’il pourrait interrompre.
Il n’y aura aucune interruption et une heure vingt durant, Edouard Louis va jouer son texte, incarner l’encre de son livre, Qui a tué mon père, paru en mai 2018 et dont Stanislas Nordey a donné une version, qu’il interprétait, la saison dernière et que l’on avait vue au Théâtre de la Colline.
Des micros, un écran au fond, et, à l’avant-scène, presqu’au milieu du bord plateau, un fauteuil, dos vers la salle. Un fauteuil vide. Celui du père.
On part en voiture. On est en route vers le nord, dans la brume. Tout est gris. Ouateux et uni. Seuls les feux arrière d’une voiture, soudain, comme une tache rouge…Au fur et à mesure, après les champs plats, on parviendra dans un village, avec son tabac, autre tache rouge sur des murs gris… Une vidéo signée Sébastien Dupouey et Marie Sanchez.
Tandis que l’on est ainsi embarqué, Edouard Louis a commencé à dire le texte de son livre. Fin, délié, mercurien, il a une voix très bien placé, une présence, une énergie contenue. Il émane de toute sa personne, par-delà la vérité de ce qu’il nous dit, une pudeur non dénuée de chaleur. Le tout dans des lumières légères d’Erich Schneider.
La musique joue un rôle très important. Et la danse surtout. La grâce d’Edouard Louis éclate alors. La joie aussi, sur des musiques à nos oreilles inattendues car, avouons-le, à part Britney Spears (Hit me- Baby on more time) ou Céline Dion (My heart will go on), il nous a fallu quelques renseignements !
Cela donne des mouvements électriques et comme Edouard Louis est un très bon danseur, on est touché et ces respirations ne font pas perdre le fil de Qui a tué mon père.
Parfois, des photographies sont projetées. Le père du narrateur-écrivain, jeune, trente ans, estime le fils, déguisé en femme. Dans le Nord, le carnaval est consubstantiel à la culture populaire. Et ce père sourit doucement. C’est ce qui frappe le plus Edouard Louis.
Autre photographie, lui, petit garçon, avec le même tee-shirt orange qu’il porte sur le plateau. Des costumes de Caroline Tavernier. Un lien. L’enfant parle ici, l’enfance inguérissable. Le livre, tel qu’en lui-même Thomas Ostermeier, Edouard Louis, Florian Borchmeyer qui a participé à la dramaturgie du spectacle, le livre déployé.
Vers la fin, lorsque, comme dans le livre, justement, sont énumérés les noms des politiques qui ont changé la vie des plus vulnérables, médicaments désormais non remboursés, diminution des aides, etc…les photographies des accusés sont épinglés sur un fil. Simple, efficace, déchirant.
Bref, une très belle transposition « dramatique ». C’est sobre et bouleversant. Ce spectacle va être donné à Berlin, en mars prochain.
Tandis qu’à Anvers, Ivo van Hove, présentera sa propre version, avec, pour porter le sang d’encre du jeune Edouard Louis, l’immense Hans Kesting. Version donnée ensuite à Amsterdam. Ivo van Hove, lui aussi, admire et connaît bien l’écrivain, qui vit souvent à New York….
Le spectacle sera créé le 20 mars prochain à la Schaubühne-Berlin dans le cadre du Festival international Neue Dramatik (FIND).
« Qui a tué mon père » est publié aux Editions du Seuil (2018).