Jérémie Lippmann revivifie « Inconnu à cette adresse »

Une mise en scène soignée, deux fortes personnalités, Jean-Pierre Darroussin et Stéphane Guillon et le chef-d’œuvre de Kathryn Kressmann Taylor se charge de puissance et d’émotion.

Ce texte épistolaire est sans doute d’un des plus montés ces dernières années. Inconnu à cette adresse, écrit dès 1937/38, par une femme américaine qui dut cacher sa personnalité pour voir son texte devenir un livre (des revues l’avaient déjà pris en charge). En effet, son mari, comme son éditeur, lui demandèrent de renoncer à son prénom, car ce texte était à leurs yeux, « trop fort » et qu’il valait mieux qu’un homme endossât tant de dérangeante puissance.

Parmi tous les comédiens qui ont porté l’adaptation théâtrale de ce texte épistolaire, citons Eric Laugérias, Max, Matthieu Rozé, mis en scène par la très fine Françoise Petit. L’excellent compositeur Alexandre Desplat signait la musique. On était en 2001.

Un peu plus tard, Xavier Béjà, (qui signait également la mise en scène), et Guillaume Orsat, avec deux violonistes en alternance, François Perrin et Jean-Christophe Berger. Ils avaient commencé dès 2004, et, de reprise en reprise étaient parvenus au Lucernaire, en 2009. Ils s’appuyaient sur la traduction de Michèle Lévy-Bram, des éditions Autrement.

Puis vinrent tous les couples à l’affiche du Théâtre Antoine, dans une mise en scène de Delphine de Malherbe, il y a quelques années. Charles Berling et Gérard Darmon, Jean Benguigui et Martin Lamotte, François Rollin et Ariel Wizman. On revoit aussi Richard Berry et Franck Dubosc ou Jean-Paul Rouve et Elie Semoun. La traductrice, Michèle Lévy-Bram, a pris en mains la direction de jeu. Beaucoup d’autres couples prirent leur tour dans cette ronde.

Ces duos se bousculent dans les mémoires et il est bien difficile de les fixer précisément. Patrrick Timsit et Thierry Lhermitte, notamment. Et d’autres mises en scène, celle qui réunit Eric Amara et Samuel Desfontaines, et, beaucoup plus proches, Daniel Benoin et Michel Boujenah, à Antibes.

Aujourd’hui, donc, on découvre Jean-Pierre Darroussin et Stéphane Guillon. Pas du tout des débutants dans ce duo complexe. Le premier a joué face à Eric Elmosnino. Le deuxième, face à Gaspard Proust, Bruno Solo, Pascal Elbé. 

Dans cette version, Darroussin est le taciturne et spirituel Max, un peu esseulé à San Francisco, maintenant que son associé, Martin, est retourné dans sa patrie, avec femme et enfants. Il s’est installé à Munich.

La production est très soignée. Auprès de Jérémie Lippmann, Manon Elézaar, son assistante.     Et un travail sur l’espace, les lumières, le décor, les meubles, les costumes, et un emploi très heureux de la vidéo, qui donne une belle épaisseur au spectacle. La scénographie et les lumières sont de Jean-Pascal Pracht, et les vidéos sont signées de Caroline Grastilleur. Excellente utilisation (un peu à la manière du « Cercle des poètes disparus » qui se joue à 21h00), soutenue par une musique bien dosée du compositeur David Parienty.

A l’aise dans les costumes de Chouchane Abelio-Tcherpachian, les deux interprètes sont souples, déliés, très nuancés. Evidemment, Stéphane Guillon, qui a souvent, déjà, joué Martin, maîtrise son texte d’une manière ferme, tranchante. Il varie, de l’amitié profonde à la colère, à la peur, à la panique, alors qu’entretemps, cet homme éclairé s’est laissé séduire par le nazisme   . Et il ne veut pas qu’un ami juif puisse le compromettre.

Stéphane Guillon est un très bon comédien. Pas seulement le brillant pourfendeur de nos habitudes. Un partenaire. Il ne lâche pas son partenaire, malgré la distance qu’impose la réalité, de Californie à Munich. Peu à peu, Martin se durcit, puis se désagrège…

Le Max de Jean-Pierre Darroussin est fragile. Un cœur pur qui saura trouver sa vengeance, lorsqu’il le faudra. Mais on le découvre dans la simplicité d’un homme cultivé, passionné, mais pudique. Et qui, de loin, comprend ce qui se déploie, dans les années trente, en Allemagne. La voix, comme la manière dont il se tient, traduisent et sa générosité et sa défaite devant l’aveuglement de son ami et, pire, devant la nouvelle du destin tragique de Griselle.

En effet, sa sœur, comédienne, est comme beaucoup de citoyens allemands d’alors –cela commence en 1932- aveuglée, innocente. Mais elle est juive, et son destin sera tragique.

Son frère est au loin. Mais il va se venger. Il va distiller le poison. C’est le chemin toxique des lettres échangées

Citons ici la préface de Philippe Claudel : « Le lecteur qui n’a pas le goût des armes devrait reposer immédiatement ce livre, car il contient sans doute la plus originale et la plus efficace d’entre elles qu’il ait été jamais donné de concevoir. Une arme parfaite pour un crime qui l’est tout autant. Un crime d’autant plus impeccable qu’il se joue à distance – une distance continentale ! – et qui néanmoins provoque la mort de la victime avec la plus grande efficacité sans que le meurtrier ait sur lui la plus petite goutte de sang, sans qu’il ait à s’occuper de la charge toujours fastidieuse et désagréable de transporter et de faire disparaître un cadavre et, cerise sur le macabre gâteau, sans même craindre un jour d’être arrêté, inculpé, jugé et condamné pour ce qu’il a fait. »

Ces lignes donnent encore plus envie de découvrir ou de revoir Inconnu à cette adresse. N’hésitez pas.

Théâtre Antoine, du mardi au samedi à 19h00. Durée : 1h00. Tél : 01 42 08 77 71.

www.theatre-antoine.com

Jusqu’au 13 avril.

Texte désormais publié en de nombreuses formules. Mais préférez la traduction de Michèle Lévy-Bram.