Krzysztof Warlikowski, saisir l’insaisissable

Pour son retour au Festival d’Avignon, il a choisi de retrouver en grand une femme qui le hante et que l’on a parfois rencontrée dans ses spectacles. Une créature de J.M.Coetzee nommée Elizabeth Costello. Sous-titre de cette plongée étourdissante, « Sept leçons et cinq contes moraux ». Dans la cour d’honneur, lui et ses comédiens nous embarquent. Mais il faut accepter de perdre pied, parfois.

Les artistes mûrissent des années durant les questions, les images, les personnages qui les hantent. Les artistes mettent des mois à mettre au point les spectacles que nous découvrons.

Pourquoi faudrait-il que nous soyons capables de dire, au lendemain d’une représentation, ceci, cela ? Le travail de Krzysztof Warlikowski est si dense et complexe que l’on mentirait si l’on prétendait tout comprendre de sa pensée, de ses intentions spectaculaires, de ses questions.

De la même manière peut-on assumer la difficulté que l’on a pu éprouver devant Balkony-Piesni Milosne par Krystian Lupa, au Printemps des comédiens de Montpellier, il y a quelques semaines. Le metteur en scène polonais, artiste plasticien à la pensée aigue et aux engagements puissants, philosophe, citoyen engagé, rigoureux, s’appuyait sur L’Eté de la vie de John Maxwell Coetzee et sur La Maison de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca.

Peut-on entrer dans un spectacle, y respirer à pleins poumons, mais être peu habile, mal armé, pour transmettre les sentiments ressentis, pour éclairer les forces mentales, politiques, artistiques qui s’y croisent ?

C’est le cas face au grand Lupa. C’est le cas face au grand Warlikowski. Il faudra du temps. On peut témoigner que le vent tiède et entêté qui tournoyait dans la cour, hier soir, a ajouté sa touche de charme et de fureur contenue, à des tableaux rigoureux, des images musicales résonnant de manières particulières, d’un style qui est celui de Krzysztof Warlikowski. Il ne suffit pas d’une boîte de verre. Il y a son choix des interprètes, formidables comédiennes et comédiens, sa façon diabolique de nous égarer en piochant ici et là dans le corpus de Coetzee, dans les conférences et les prises de paroles subversives de la rugueuse Elizabeth Costello. Il ne suffit pas d’un usage sophistiqué de la vidéo, de lumières franches, de musiques étourdissantes, pour que l’on s’en tienne à cette position si confortable de spectateur : être séduit, être sous le charme, adhérer à telle ou telle prise de parole, aimer tel choc entre deux mondes, accepter de perdre pied.

Cela ne se passe pas comme cela, le théâtre. On est là pour comprendre. Que l’on nous rende lucide et fin d’oreille -foin des bouchons que l’on vous propose à l’entrée !- que l’on nous permette de ne rien perdre du regard. Or, avouons-le, on n’entend pas la langue polonaise et l’on passe quatre heures à lire d’essentiels sur titrages.

On abandonne le jeu, le fabuleux engagement des interprètes, leurs délicatesses et leur humour, pour lire. Car c’est la parole qui règne dans ce spectacle. Plus que jamais. Comme si Krzysztof Warlikowski ne cherchait plus vraiment à nous raconter des histoires, mais souhaitait nous mettre face aux épouvantables faillites du monde, telles que les dénonce Elizabeth Costello. Désastres de la cruauté, violence, désir d’anéantissement de l’autre, tout autre, homme comme moustique.

Dans la deuxième partie, cadre plus serré sur Elizabeth vieille et en famille, on relance les mêmes angoisses. Mais puisqu’il y a cet insecte dont les ailes écrivent sans relâche le mot « dieu » sur l’eau…

(à suivre)

Cour d’honneur du palais des papes, à 22h00 jusqu’au 21 juillet. Relâche le 18. En langue polonaise surtitrée en français et en anglais; Durée : 4h00, entracte compris.