Un groupe d’interprètes remarquables défend la vision très discutable d’Ivo van Hove et Jan Versweyveld d’une version de 1664 reconstruite par Georges Forestier et Isabelle Grellet. On est bouleversé par la langue magnifique de Molière, on admire les Comédiens-Français, salle Richelieu.
Noir c’est noir. L’immense cage de scène est à nu, encombrée au lointain, et l’on assiste d’entrée à un jeu de va-et-vient d’éléments dont on ne saisit pas immédiatement la nature. On se croirait dans une rue sombre et menaçante, un décor pour une pièce de Koltès. Surgit un homme qui arrive du fond du plateau et s’arrête, et se penche, et s’agenouille. Il appelle les siens qui surgissent. Sous un tas de vieilles couvertures –enfin, on imagine- il y a un homme. Une baignoire va surgir, on va le mettre à nu et le laver. C’est Tartuffe, baptisé par la famille d’Orgon.
Une scène dont Ivo van Hove inscrit un reflet à la fin, en faisant mourir Madame Pernelle, la grand-mère de la maisonnée, et en nous infligeant sa toilette mortuaire.
Ainsi, non content d’avoir la chance d’ouvrir les célébrations du 400ème anniversaire de la naissance de Jean-Baptiste Poquelin, en mettant en scène la première version du Tartuffe (1664) salle Richelieu, le metteur en scène belge, artiste international, se permet-il d’inventer un prologue et une fin –oh ! quelle fin…on la garde pour plus tard…- discutables et mises en scène de manière très complaisante.
On est traversé du sentiment furtif qu’Ivo van Hove nous prend pour de piètres esprits lorsque l’on découvre les commentaires –un grand écran sur lequel s’inscrivent des phrases, des mots, des formules : tout cela est censé à la fois nous éclairer d’un clin d’œil et nous faire rire. Misère…Qu’est-ce que le grand panneau de papier déroulé sur le plateau ? De l’orchestre on ne comprend pas. C’est peut-être un tatami puisque les « personnages » se disposent d’un côté et de l’autre, se saluent , accompagnés de claquement de lumière et de son et entrent en action. Une action souvent physiquement acharnée. A la fin, il sera déchiré, ce grand tapis de papier. C’est peut-être aussi la métaphore d’une page blanche sur laquelle l’artiste fait revivre une œuvre « reconstruite par Georges Forestier et Isabelle Grellet ». Cette dernière a même « écrit » des vers pour rapetasser des scènes.
Peu utile, un ballet de serviteurs de scène, filles et garçons, petit personnel de la maisonnée d’Orgon, qui patientent à vue derrière l’échafaudage métallique dressé au fond du plateau. Ils s’agitent beaucoup pour déplacer des chaises. Trois filles, trois garçons de l’académie de la Comédie-Française. Hallebardiers d’autrefois.
La représentation est continûment accompagnée de musique : Alexandre Desplat, le très talentueux, a obéi au désir du metteur en scène. On n’est pas certain que le flot, qui va et vient, soit essentiel, mais il correspond à la pensée de la violoniste Solrey, qui a toujours fait des partitions, au théâtre, des « protagonistes ».
Rien qui puisse entraver la perception du texte : si on est à l’écoute, c’est de la langue, de l’esprit dans les mots. On est attentif au sens par la construction, les paroles des personnages.
Ce sens, cette langue éblouissante, sont portés par les magnifiques interprètes réunis. Chacun est ici au meilleur de lui-même. Dorine, la plus merveilleuse des servantes de la littérature dramatique, intervient moins longuement que dans les cinq actes que l’on connaît. Mais elle occupe la même place de la lucidité, de la prise de parole, de l’insolence tendre, de l’action. Dominique Blanc est irrésistible d’autorité et d’espièglerie, d’humanité maternelle. Le jeune Julien Frison est un Damis rétif et nuancé, excellent. La belle présence de Loïc Corbery sied à Cléante, toute inquiétude et noblesse. Claude Mathieu, longs cheveux lisses, tailleur-pantalon d’une maîtresse femme, est impérieuse dans la colère, touchante dans l’aveuglement que rien ne dissipe : « Enfin d’un trop pur zèle on voit son âme éprise, / Et je ne puis du tout me mettre dans l’esprit, / Qu’il ait voulu tenter les choses que l’on dit… »
On retrouve Marina Hands, la beauté, la sensualité frémissante, le timbre clair d’une femme qui, selon Ivo van Hove, va plus que se laisser séduire par le libidineux Tartuffe. Pourquoi pas ? Mais vous verrez, aux saluts, que cela va un peu loin dans l’imagination du metteur en scène.
Tartuffe, c’est un Christophe Montenez au teint très pâle et à la voix onctueuse, d’une douceur vénéneuse. C’est ce SDF recueilli par le très chrétien Orgon…C’est un comédien, plus que jamais, ce Tartuffe, mais il va craquer, se dépouiller de tout masque. Clin d’œil à la fin des Damnés, lorsqu’il surgit en haut de l’escalier : aussi dangereux qu’armé d’une kalachnikov.
Denis Podalydès, que l’on vient d’applaudir aux Bouffes du Nord, est un Orgon d’une bonté vraie, mais troublant par sa candeur et troublé par des élans qu’il ne décrypte pas clairement. Il est formidable. Quand il rejette Damis, il fait peur. Quand il découvre la vérité du comportement de son cher Tartuffe, ce « pauvre homme », il est éberlué. Il tient le fil tragique, le fil comique, jusqu’au burlesque.
On l’a dit, Ivo van Hove n’a pas voulu laisser le dernier mot à Molière. Il fait mourir Madame Pernelle et laisse passer du temps. Les interprètes reviennent, dans d’affreux costumes criards. Elmire est enceinte : elle a cédé à Tartuffe, Damis est « trans », etc…C’est l’humour bien sot de Monsieur van Hove.
Comédie-Française, salle Richelieu, en alternance jusqu’au 24 avril.
Le texte sera bientôt disponible à nouveau à la boutique de la Comédie-Française.