Traduit par Irène Bonnaud, mis en scène par Aurélia Guillet qui a retenu quelques épisodes et personnages emblématiques, le roman de l’écrivain autrichien qui laisse sourdre les menaces du nazisme, se déploie dans la pénombre, porté par trois interprètes très engagés Marie Piemontese, Adeline Guillet, Pierric Plathier.
Le principal protagoniste de ce spectacle est évanescent : lumières, images, scénographie, filtres –rideau translucide et sombre barrant le plateau au début- draps blancs sur les meubles, timbres et manière de s’exprimer, tout ici instaure une distance sourdement angoissante entre le spectateur et ce qui se donne à voir.
Monter une adaptation des Irresponsables de l’écrivain autrichien Hermann Broch, (1886-1951), épais roman qui ne fut publié qu’en 1951 aux Etats-Unis, est franchement très audacieux. Henri Ronse, que l’on n’oublie pas, l’avait fait il y a bien des années, avec Christiane Cohendy, Christian Maillet. En 1987, cet esprit très aigu écrivait : « Hermann Broch, à sa manière lyrique et critique, raconte comment la démission des âmes, leur douillet étiolement, de l’époque Biedermeier à l’aube du jugendstil, la valse et la « joyeuse apocalypse », la campagne –« refuge contre la ville »- l’éloge de l’artisanat, les livres de prières, le vêtement, la famille, le vocabulaire, le mobilier, l’architecture, le sexe et bien d’autres signes menus et domestiques peuvent envelopper la montée du plus monstrueux des phénomènes politiques et conduire à la destruction. »
Il ajoutait alors : « Hermann Broch ne développe pas une fable, il tresse des destins « irresponsables ».
Ce que montre également l’écrivain, c’est que « pour monstrueux (que) soit l’aboutissement, le départ pouvait paraître innocent et, aux yeux de beaucoup, nécessaire. C’est l’absence d’une vision éthique, le vide des valeurs qui a nourri « la bête immonde » – et non simplement le jeu des forces politiques et économiques. »
Lorsqu’Aurélia Guillet a décidé de mettre en scène une adaptation de ce texte aussi épais que puissant, lorsqu’Irène Bonnaud l’a traduit, elles ne pouvaient imaginer comment la création du spectacle correspondrait à l’écrasement de l’Ukraine, au déchaînement de la puissance russe. On est évidemment troublé par les images vidéo de Jérémie Scheidler, création et inclusions d’archives. Coïncidence des temps cruels.
Ecoutons Aurélia Guillet : « J’étais aussi très curieuse de l’écho avec le nazisme qu’Hermann Broch essaie de décrire et qui n’a rien d’évident à la première lecture du récit de Zerline : je suis donc allée chercher cette résonance dans le reste des Irresponsables. Je voulais ajouter au récit de la servante d’autres éléments du roman pour mieux faire entendre l’arrière-fond historique, comme une frontière entre l’humain et l’inhumain. »
La démission des âmes, de l’humain à l’inhumain : les mots des artistes, Ronse puis Guillet, sont forts pour circonscrire ce que nous dit Broch.
Vingt ans plus tôt, en 31-32 ce fut publication de la trilogie Les Somnambules : époque de Guillaume II, entre 1888 et 1918. Les Somnambules, premier roman de Hermann Broch, trilogie dont chacun des romans analyse une période historique autour de trois dates, associées à un personnage. Ainsi se suivent en 1888, Pasenow ou le Romantisme; en 1903, Esch ou l’Anarchie; en 1918, Huguenau ou le Réalisme. Trois livres, trois époques, et l’irrépressible délitement de la société, délitement moral qui conduit aux catastrophes.
Il est très difficile de parler du travail, très complexe, très précis, très contrôlé à tous les postes, d’Aurélia Guillet. C’est un spectacle difficile. Mais sans austérité. Les images sont puissantes, les lumières, les sons, on l’a dit, le rythme oppressant, tout fait que l’on demeure très attentif, happé d’entrée de jeu ; le découpage est très convaincant. C’est un travail qui mériterait un long développement mais tenons-nous en aux interprètes à qui il faut un engagement profond et précis, un engagement sur l’arête même de l’œuvre.
Marie Piemontese, que vous avez souvent applaudie dans l’univers de Joël Pommerat, est Zerline. Long récit, sobriété de la mise en scène, rigueur de la comédienne, tout ici, subjugue. Monologue d’une heure vingt –c’était la temporalité Grüber/Moreau- porté par la traduction fruitée et fluide d’Irène Bonnaud et l’ultra-sensibilité de Marie Piemontese, ce qu’il y a en elle de gravité.
Adeline Guillot, que l’on vient de retrouver du côté de Marc Lainé, est la lumineuse et sombre pourtant Hildegarde. Belle présence, voix envoutante. Elle est face au « A » de Pierric Plathier, qui est, comme ses camarades, d’une densité certaine, parfois en voix off. Et toujours excellent, énigmatique ou d’une sourde violence, comme l’exige le « personnage ».
Aurélia Guillet a broché d’autres présences à l’image. Comme Broch tressant les destins, elle tresse des parcours, visibles, invisibles, mais diffus. On est pris dans l’atmosphère, ténébreuse et très angoissante de ces Irresponsables. Et nous ? Que dire de ce que l’on fait, ce que l’on comprend, aujourd’hui, au cœur de l’Europe…
TNP-Villeurbanne, jusqu’au 19 mars, salle Jean-Bouise, durée : 3h00 (entracte inclus).
Tél : 04 78 03 30 00.