Thomas Ostermeier met en scène le chef d’œuvre de Bertolt Brecht et Kurt Weill en ouverture de la 75ème édition du Festival d’art lyrique. Dans la fosse, Maxime Pascal et l’orchestre Le Balcon. Sur scène une partie brillante de la troupe de la Comédie-Française. Puissance, émotion, ironie, sarcasmes et aussi grosses blagues, pour un spectacle qui baigne dans des humeurs constructivistes entêtantes.
Il s’agit d’une pièce avec musique, en un prélude et huit tableaux. Il s’agit d’un des plus formidables ouvrages pour la scène du XXème siècle. Il s’agit d’une des œuvres de Bertolt Brecht les plus souvent reprises. Il s’agit d’une histoire qui se passe à Londres et dont la source est le fameux Opéra des gueux de John Gay sur une musique de Johann Christoph Pepusch, qui date de 1728. Elisabeth Hauptmann le traduisit
Deux cents ans plus tard, le 31 août 1928, L’Opéra de quat’sous est créé au Theater am Schiffbauerdamm de Berlin. Dès 1930, Gaston Baty crée la version française au Théâtre Montparnasse. Depuis, les Peachum et leur fille Polly, Mackie, Jenny, Tiger Brown, Lucy, les mendiants, faux éclopés, vrais bandits et les flics, nous demeurent personnages proches. Ils ont leur légende, leurs histoires, leurs aventures, leurs rêves, leurs grandeurs et leurs petitesses. Ils sont humains. Ils ont du cœur. Ils aiment. Ils sont parfois ridicules, parfois médiocres. Mais on les aime et on aime jusqu’à leurs sobriquets. Mackie le Surineur, Jenny des Lupanars…
On les retrouve donc cet été, dans l’un des plus beaux espaces du Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, le Théâtre de l’Archevêché. La pierre, le bois, la nuit étoilée. Pierre Audi, son directeur, ouvre la 75ème édition de la manifestation avec cette production qui lie Maxime Pascal et l’Orchestre Le Balcon, une dizaine d’interprètes de la troupe de la Comédie-Française, qui, sous la houlette de Thomas Ostermeier, donnent vie à une traduction nouvelle d’Alexandre Pateau, jeune écrivain suisse. Il nous fait du chagrin parce qu’il nomme Macheath, que nous avons tant aimé sous le nom de « Mackie le surineur », « Mac la lame ». Mais les esprits plus cultivés que nous, assurent que ce fut la première traduction française du surnom du mauvais garçon… Et Jenny ? Jenny des Lupanars, elle devient Jenny la tripoteuse, ce qui est franchement moche, même si c’est peut-être, là aussi, fidélité à la lettre du cher Brecht….
C’est la première version, celle de 1928, qui est la base du spectacle. On est dans la misère noire, la joie et la vitalité malgré tout de L’Opéra des gueux, l’emportement des chansons romanesques, mauvais garçons et filles de joie. Plus tard, Bertolt Brecht introduira des allusions précises au nazisme. Mais l’œuvre est d’entrée si puissante et visionnaire, que tout est là…
Thomas Ostermeier connaît la troupe de la Comédie-Française et, si l’on est souvent heurté par ses décisions –transformer le dénouement du Roi Lear, par exemple- on ne saurait nier l’ascendant qu’il exerce sur les artistes. On sait, pour applaudir leurs « cabarets », que les Comédiens-Français savent pour la plupart chanter. Et c’est ce que voulaient Bertolt Brecht et Kurt Weill. Mais pour servir à cette musique difficile, il faut des voix déliées. Et des essais ont été organisés… Chanter, et chanter en français, en étant bien compréhensible. Souvent, les « songs » demeurent en allemand.
Ce que réussit, à nos yeux et oreilles, à la perfection Thomas Ostermeier, c’est de conserver le caractère grinçant, dérangeant de l’ouvrage et son côté « opéra des clochards », faussement pauvre, et très subtilement démonstratif. Car tout cela n’est qu’une tentative…Christian Hecq/Peachum, le déclare d’entrée.
Et, en réfléchissant, on donne aux montées à l’avant-scène des protagonistes, qui se plantent derrière des micros à pied pour chanter, s’adressant au public, ce sens-là : ils s’essaient. Ils s’offrent et offrent. Et ainsi Ostermeier donne-t-il sa couleur bastringue au spectacle, sa couleur music-hall forain. Ce que l’on pourrait prendre, sans réfléchir, comme une absence de mise en scène…
Vincent Leterme, chef de chant, et bien sûr Maxime Pascal et ses musiciens de l’orchestre Le Balcon sont-ils tous sur cette ligne. Les instrumentistes pourraient être sur scène, Brecht et Weill le prévoyaient, mais à l’Archevêché, ils sont dans la fosse. C’est que le metteur en scène traite le plateau comme un tableau constructiviste qui ne cesse d’évoluer. Un très complexe travail avec à jardin des rubans déroulants qui donnent le nom des scènes, décrivent les actions. Trois fois les mêmes mots, textes, en rouge ardent. Côté cour, sont les découpages géométriques, les fenêtres de photos ou de films, une composition très sophistiquée. Tout cela est dangereux car cela attire le regard, capte l’attention…et on ne peut pas tout saisir en même temps.
Est-ce que cela s’inscrit tout de même dans nos rétines ? Sans doute. En tout cas ces allusions aux arts plastiques du temps, aux techniques du temps, à la modernité aussi, ne peut que brinqueballer comme l’action de l’ouvrage même.
On a vu de formidables mises en scène de L’opéra de quat’sous (sans aucune majuscule, ainsi que préfère le traducteur), et peut-être plus « spectaculaires » si l’on s’en tient aux scènes, aux groupes, de Strehler à Schiaretti, de Rétoré à Pelly et Wilson. Mais ici, l’orchestre a la part belle et Maxime Pascal et ses amis du Balcon, sont d’une précision de lame…On les applaudit à la toute fin, lorsqu’elles et ils surgissent, portant leurs cuivres comme des bannières magiques. Ce qui est frappant, dans cette interprétation de la partition, c’est qu’elle est en dialogue constant avec le texte, ne le paraphrase jamais, ajoute des couleurs. L’ensemble, grâce à un son très subtil de Florent Derex, est très homogène, pas fluide car ça grince, ça grinche, ça déchire…
Et maintenant, les comédiens ? On leur consacrera un article à part. Car on est déjà à l’heure d’aller voir ailleurs…Mais évidemment, ils méritent des paroles… Théâtre de l’Archevêché jusqu’au 24 juillet. Diffusion sur France-musique le 10 juillet et sur Arte, le 12 juillet.