Unique, puissant, le metteur en scène, fasciné par un fait divers survenu à Calais il y a plusieurs années, nous offre avec « Familie » une plongée très étrange au cœur d’une « vraie » famille…
On admire profondément et depuis toujours le travail de Milo Rau, sa manière de porter au théâtre des questions qui hantent nos sociétés, les déchirent.
On a compris, on a été touché et l’on n’oublie en rien Five Easy pieces qui date de 2016 et La Reprise, qui fut l’un des événements du festival d’Avignon en 2019. L’affaire Dutroux, avec présence d’enfants comédiens sur le plateau, meurtre sauvage d’un jeune homosexuel par un groupe de garçons frustes, ce sont des pages terribles que Milo Rau a remises en jeu par le truchement de la scène.
Il considère Familie comme inscrit dans le droit fil de Five Easy pieces et La Reprise : « une série sur les crimes contemporains ». Ajoutant, dans un entretien recueilli pour le Festival d’Automne par Pascaline Vallée, « le choix du sujet est arrivé un peu par hasard. » Précisant : « je cherchais un crime de famille relevant de la vie privée. »
C’est ainsi qu’il prit connaissance de la tragédie de la famille Demeester survenue à Coulogne, près de Calais en 2007. Le père, René, en retraite depuis peu, et la mère, Marie-Christine, âgés seulement de 57 ans, et leurs enfants, Olivier, 30 ans, qui venait d’échouer à faire subsister une petite entreprise de transport, Angélique, 27 ans, femme de ménage, furent retrouvés tous les quatre, pendus à la poutre de la véranda de la maison familiale. Ils furent découverts le 27 septembre 2007. Ils étaient morts depuis quelque temps. Angélique avait brusquement quitté son travail le lundi 24 dans l’après-midi, se disant malade. Mais ce n’était qu’un prétexte, comme l’enquête allait le montrer. On ne sut rien jamais au-delà d’un mot, sans doute écrit par la mère : « Pardon, on a trop déconné ». Il y avait aussi des instructions pour que l’on prenne soin du chien de la maison, épargné par la mort volontaire des protagonistes. On sait que père et fils prenaient des antidépresseurs. Mais le mystère de la décision, jamais nul ne le comprit.
Pourquoi est-on mal à l’aise avec la transposition de Milo Rau ? Parce que c’est joué par une des comédiennes de son entourage An Miller, avec son mari, lui aussi comédien et leurs deux filles, des adolescentes ravissantes, 14 et 15 ans lorsque la décision a été prise. Plus deux chiens…
Comment une famille véritable peut-elle, sans être affectée, traverser une telle « histoire » ? C’est An Miller elle-même qui s’est proposée et a proposé sa famille.
Ce qui était troublant dans le fait divers de Coulogne est que les « enfants » étaient des adultes. Trente et vingt-sept ans. On comprend la dépendance matérielle, affective, la « folie » familiale des Demeester. Leur sentiment d’échec, leur désespoir. C’est d’autant plus déchirant que ce sont des gens que l’on croise tous les jours et que le geste est démesuré.
C’est plus difficile avec les comédiens qui sont excellents, pour qui on développe une empathie immédiate, même si l’on connaît le dénouement. L’image finale est atroce, inutile de le dire.
Ce sont les filles qui jettent la question de la mort sur la table. Et tout glisse imperceptiblement. Le « spectacle » est impeccable. Un rythme, une chaleur familière avec les petits chiens de la maison. C’est du jeu, c’est « pour de faux. » Mais c’est terrible et rien n’est résolu, en fait. Non qu’on veuille la « solution » de l’énigme. Mais on est comme fissuré de l’intérieur parce que ce sont les parents et leurs deux filles qui sont ici embarqués. Saluons-les : An Miller, donc, ses filles Leonce et Louisa, et leur père, fin cuisinier, Filip Peeters. Ils ont d’ailleurs participé à l’écriture, avec Milo Rau. A voir de toutes manières, évidemment. On est ici dans un art accompli..
Mais on ne peut pas s’interdire de penser que ce qu’il y avait de passionnant dans le drame de Coulogne, c’était l’âge des enfants…
« Familie » ne s’est donné que pour quelques représentations à Nanterre-Amandiers, les 3, 4, 9 octobre. Dernière ce soir à 20h00. Durée : 1h30. En néerlandais surtitré en français.
Prochaines dates : 31 octobre à Zagreb, les 5 et 6 février 2021 à Albi/Scène nationale, les 13 et 14 février à l’Opéra de Lausanne, du 16 au 19 février, Schauspielhaus de Stuttgart.