Au Châtelet, Olivier Py met en scène le chef-d’œuvre d’Henrik Ibsen avec la partition composée spécialement par Edvard Grieg. Cela donne un spectacle magistral, une représentation époustouflante, menée par le formidable Bertrand de Roffignac.
Au fond du plateau, au milieu, juste au milieu, comme un point de fuite, une femme mince se tient debout, de dos : c’est la cheffe estonienne Anu Tali. Sa large et longue queue de cheval lisse et blonde, ruban de lumière sur fond de dessins sombres et mouvants, dit d’entrée que la musique, ici, est essentielle. Comme le sont les personnages de femmes. L’orchestre de chambre de Paris, une cinquantaine d’instrumentistes, se déploie sur le plateau immense du Châtelet. Avant le tout début, on devine des images mouvantes, dans des ondoiements sombres. Le surnaturel est ainsi d’emblée inscrit.
Olivier Py, qui dirige le Théâtre musical de Paris depuis 2023, frappe un grand coup avec cette production ambitieuse et totalement réussie. Il avait annoncé qu’il irait au bout d’un projet auquel il pensait depuis longtemps : mettre en scène Peer Gynt, tel qu’Ibsen l’avait rêvé. C’est le dramaturge qui avait demandé à Edvard Grieg de composer, pour sa longue pièce, un poème dramatique ample et audacieux, datant de 1867, une partition. L’écrivain avait d’abord réservé son oeuvre à la lecture. Puis, il s’était préoccupé d’une musique : représentée, la pièce pouvait durer sept heures. Grieg composa plus d’une vingtaine de morceaux dont certains sont demeurés dans les oreilles de chacun…Et pourtant, malgré le triomphe de 1876, à Oslo, on a rarement eu accès à l’ouvrage dans sa pleine ampleur.
Reprenons : Olivier Py avait dit qu’il irait au bout de son projet, s’il pouvait travailler avec un artiste susceptible d’être Peer. Bertrand de Roffignac est d’évidence cet artiste. On le connaît depuis une dizaine d’années. De ses débuts au conservatoire, jusqu’aux spectacles d’Olivier Py, en passant par des mises en scène de Xavier Gallais et ses propres travaux d’écriture, de mise en scène, de jeu, il est un comédien en qui se nouent un lyrisme puissant et une fantaisie d’Arlequin, une grande sensibilité et une féroce ironie, une force d’athlète et une grâce de voltigeur. D’ailleurs, ici, il joue, il vole, il virevolte, il chante, il danse, il saute, il court…et parfois Peer s’effondre.
Olivier Py signe une adaptation belle, claire, fluide, du texte, tandis que la partition ajoute aux beautés, aux émotions de l’histoire de Peer, ce menteur de Peer, ce fuyard de Peer, mais ce grand cœur malmené, aussi…
Un roman d’aventures et une question : qu’est-ce qu’être soi ? L‘être est comme un oignon. Les peaux, les pelures se superposent, sont collées les unes aux autres, et bien malin qui saurait tout dépiauter sans rien déchirer…
On ne saurait tout détailler. Les décors de Pierre-André Weitz, éléments mobiles pour les maisons de bois, signes malicieux (un palmier suffit au désert), utilisation maximale des ressorts du Châtelet (plateau mobile découvrant l’asile psychiatrique, trappes, irruptions magiques), tout ici enchante. A l’avant-scène, un carrousel miniature portant des silhouettes découpées (il rappelle les éléments décoratifs des maisons du nord de l’Europe) projette les ombres et en même temps, donne une allure de conte pour enfant à ce Peer Gynt. On fait le tour du monde; avec lui, et on coule de jeunesse à vieillesse.
Pierre-André Weitz signe également les costumes. Robes sobres des femmes, costumes stricts des hommes et explosion des verts pour les Trolls et leurs drôles de trognes, harmonies vives de l’Orient, tout est idéal. On est sans cesse étonné et sous le charme.
Lumières de Bertrand Killy, son de Stéphane Ozkeritzian (y’a pas que la musique !), chorégraphie d’Ivo Bauchiero, l’harmonie joyeuse –malgré les épisodes graves- qui fait palpiter le plateau, touche chacun au plus profond.
La distribution réunie par Olivier Py est superbe. Céline Chéenne, comédienne consubstantielle aux écrits et créations de l’artiste, est Aase, la mère de l’insaisissable Peer, tandis que son éternelle fiancée, Solveig, est incarnée par l’ultrasensible Raquel Camarinha. D’autres femmes croisent la route du voyageur : Ingrid, Lucie Peyramaure, Helga, Justine Lebas, Anitra, Clémentine Bourgoin. Tout le monde est embarqué pour plusieurs rôles. On reconnaît. Ou on ne reconnaît pas…A commencer par Olivier Py lui-même, d’un genre à l’autre : maman de Solveig, ou Troll, entre autres.
Si l’on était équitable, il faudrait analyser les parcours de chacun et louer les métamorphoses. Pierre Lebon en huit apparitions, Sévag Tachdjian, six rôles, Hugo Théry, cinq rôles, Marc Labonnette, six figures, Emilien Diard-Detouef, cinq stations de Mads au terrible Fondeur. Et encore, Pierre-Antoine Brunet, le forgeron et six autres, Damien Bigourdan, le Roi des Trolls et le Courbe, notamment.
Quatorze interprètes, cinquante-cinq musiciens –cheffe comprise ! Tout bouleverse, on admire, on est surpris, étonné. Fasciné devant tant de beauté rigoureuse, d’émotion, d’esprit. Bertrand de Roffignac déploie ses ailes et donne le sentiment d’une liberté sans entrave aucune, d’une improvisation heureuse. Sauf qu’il y a là une sévère discipline et une intelligence de tous les instants. Rien qui puisse empêcher ce garçon hyper doué, de gambader, de faire des pirouettes, des acrobaties vocales et corporelles époustouflantes, de ne jamais s’arrêter…Devenu vieux, tout blanchi et grisé, il devient un Bertrand de Roffignac de tragédie déchirante. Solveig est là. On peut se taire. Et pleurer.
Au Châtelet, jusqu’au 16 mars. Durée : 3h40 dont un entracte de 25 minutes. Tél : 01 40 28 2840