Sylvain Creuzevault signe l’adaptation et la mise en scène du « roman » de Pier Paolo Pasolini. La mort tragique du poète laissa inachevé ce chantier traduit en français par René de Ceccatty. Huit comédiens, deux vidéastes dont un unique cadreur, et une équipe de scénographie, sons, musiques, lumières, costumes, masques et maquillages participent à cette aventure aussi fascinante que dérangeante, parfois.
Depuis dimanche après-midi, 30 octobre, on n’aura pas eu cinq minutes pour se poser devant un écran et écrire. Mais on n’aura pas cessé de penser à ce Pétrole époustouflant, exténuant par moments, très dérangeant et fascinant.
Ce qui saisit le plus puissamment dans la représentation, c’est l’immense travail et la précision extraordinaire des jeux. Trois femmes, Pauline Bélier, Anne-Lise Heimburger, Boutaïna El Fekkak, cinq hommes, Sébastien Lefebvre, Arthur Igual, Gabriel Dahmani, Sharif Andoura, Pierre-Félix Gravière.
On pourrait passer des heures, consacrer des pages aux trajets de ces interprètes aussi disciplinés que libres, aussi partageurs que singuliers.
Dans la première partie, on ne les voit guère en direct. Un container est descendu des cintres à l’orée du spectacle et va servir d’espace caché, de studio, aux premières scènes, filmées en direct par un cadreur omniprésent, François-Joseph Botbol, tandis que Simon Anquetil a dû concevoir les découpages et cadrages.
On pense à certaines mises en scène du grand Frank Castorf et bien sûr, à l’Odéon qu’il dirige, à Julien Gosselin…
Au début de la deuxième partie, après un entracte, les comédiens surgissent en une danse d’une vitalité orgiaque, comme des « personnages » enfin libérés de la boîte mystérieuse…Comme les acteurs audacieux qui ont participé à cette « création collective ». C’est superbe et réjouissant et on a envie de les applaudir. Mais la salle était un peu sage, dimanche…
Sylvain Creuzevault s’est beaucoup expliqué ici, dans les documents remis aux spectateurs, sur le site de l’Odéon, et là, dans la presse. Il faut de l’audace et une grande confiance dans le travail pour se lancer dans cette aventure extravagante. Un chantier, on l’a dit. Une carrière à ciel ouvert qui date des dernières années de la vie de Pier Paolo Pasolini, une carrière laissée à l’abandon par la mort tragique, atroce, de l’artiste, le 2 novembre 1975. Il avait 53 ans. Des analyses aigues, des récits convulsifs, des fragments de calme apparent, des grondements sourds, des éclats de tonnerre. De la réalité de l’Italie des années soixante-soixante-dix, des interprétations que l’on fait alors des accidents étranges, des attentats, de ses visions d’une lucidité tranchante, Pasolini ne tire pas un « roman » (c’est ainsi que fut publié Pétrole, bien après sa mort), mais le miroir-sorcière d’une remembrance fracassée, un « Journal », en quelque sorte. Celui d’un intellectuel intransigeant, indissociable de ses certitudes, de ses doutes, de ce désir de raconter, en films, en poèmes, en récits, que la vraie vie n’est jamais ailleurs.
Dans cette version sur les planches de Pétrole, on peut parfois trembler. Viol de la mère, et autres incestes, pratique frénétique du sexe, Creuzevault montre tout sans faiblir. Parfois longuement. Pasolini coupant en deux le « héros », parle de « dissociation schizoïde ». Débrouillons-nous !
On reparlera plus longuement de cette tentative puissante et accomplie ; énigmatique célébration d’un être hors du commun, hors limites.
Odéon-Théâtre de l’Europe, salle du VIème arrondissement, jusqu’au 21 décembre. Du mardi au samedi à 19h30, dimanche à 15h. Durée : 3h30, entracte compris. Dans le cadre du Festival d’automne. Traduction disponible par Gallimard, collection L’Imaginaire.