Découverte en février 2024 au Théâtre des Quartiers d’Ivry, la version de « Par les villages » du jeune metteur en scène, avait impressionné. Quelques prises de rôles, dont celle de Reda Kateb et celle de Marie-Sohna Condé, quelques légères retouches, une densité plus forte encore, qui ne sacrifie jamais la fluidité du spectacle, tout ici enthousiasme le public.
On comprend que Peter Handke ait été très intéressé par les idées de Sébastien Kheroufi et qu’il ait accepté de travailler avec lui sur ce texte fondateur qu’est Par les villages. Fondateur pour l’auteur, mais aussi pour plusieurs générations de lecteurs, ceux qui ont l’âge d’Handke, comme ceux qui se sont succédé depuis. En France, on a eu le privilège de la traduction de Georges-Arthur Goldschmidt chez Gallimard, et de mises en scène éclairantes, personnelles, telles celles de Claude Régy, et beaucoup plus tard, Stanislas Nordey.
C’est un jeune homme de trente-deux ans, qui, aujourd’hui, reprend son travail. Après Ivry, en février dernier, il avait présenté le spectacle au Centre Georges-Pompidou. Quelques mois ont passé. On avait beaucoup apprécié et l’esprit de l’adaptation, et la force de la mise en scène, de la direction du jeu : des amateurs et des professionnels, dans un déploiement beau et puissant (voir ce blog au 4 février 2024).
Les spectacles mûrissent. Au Centre Georges-Pompidou, ces jours-ci, on est époustouflé par l’intelligence, l’audace et l’évidence liées, de la représentation. Après Lyes Salem que l’on n’oublie pas, Reda Kateb endosse le manteau sombre, de coupe classique, de l’écrivain revenant dans l’endroit où il a grandi. On ne parle plus de village, on dit « cité ». Et sans doute, parfois, accroche-t-on sur l’idée de l’église, des vallées, de la nature. Mais prenez Nanterre, allez dans la ville première et vous verrez l’église, allez du côté de la Ferme du Bonheur et vous verrez moutons et prés verdoyants, paysages doucement vallonnés.
Mais nul besoin de référence. On écoute. Le prix Nobel 2019, a composé, avec Par les villages, une oeuvre magistrale. La traduction est belle et puissante. Les inventions de Sébastien Kheroufi sont magnifiques. Ainsi, d’ouverture en grandiose achèvement, la présence de Casey illumine chacun. Cette artiste, qui du rap au slam, manie la langue avec virtuosité, est auteure, compositrice, interprète à timbre unique, poète. Elle possède une rigueur extraordinaire et laisse passer sa force prophétique, sans excès, sans violence. Avec ce qu’il faut d’énigmatique questionnement. Comme un dieu, comme une déesse d’un monde qu’elle nous révèlerait, un monde archaïque et fertile, comme celui de la Grèce ancienne et de ses figures mythologiques, comme celui de l’Asie ancienne, de l’Arabie.
Autre grande figure de femme entrée dans le jeu de Peter Handke et de Sébastien Kheroufi, Marie-Sohna Condé, très grande comédienne qui reprend en alternance le rôle que tenait à la création Gwenaëlle Martin. Quel bonheur d’applaudir l’humanité chaleureuse de cette interprète très précise, très rigoureuse, et bouleversante. Belle voix, belle présence, esprit, humour -il en faut avec Peter Handke- elle bouleverse et arrache des larmes. On n’oublie pas Gwenaëlle Martin, en alternance.
On n’oublie pas Anne Alvaro, embarquée depuis le début dans cette aventure. Elle est la vieille femme. Telle qu’en elle-même, avec son timbre rauque et grisant, elle nous parle et parle à l’enfant.
Hans, le frère, personnage très important, est toujours porté par Amine Adjina. Remarquable, avec ce qu’il faut de vulnérabilité et de fierté, qui défend haut et clair le village et sa soeur, une certaine vérité du monde face à l’homme en redingote élégante que l’on ne saurait complètement reconnaître. Un très beau personnage, par qui passe la réalité du passé des deux frères et de leur soeur. Magnifiques sont ses paroles.
Sophie, c’est toujours la même très aigüe comédienne qui la défend. Vaillante et très nuancée. Hayet Darwich.
Reda Kateb, que l’on est très heureux de retrouver au théâtre, impose sa silhouette haute et très fine, son visage de lion royal, sa diction ferme et tendre, au personnage de Gregor, celui qui revient. Mais qui est complètement décalé. Son parcours est très beau, en toute sensibilité et discrétion, comme un comédien parmi les autres. Humble. Ici, il y a aussi le travail des amateurs, belles présences eux aussi et travail fertile sur les voix, la musique, le chant.
Il y aurait beaucoup plus à dire. Mais l’essentiel est : courez-y. Les heures passent comme un souffle tant la haute littérature et le grand art du théâtre, cet « élitaire pour tous » qu’appelait Antoine Vitez, sont là, dans un accomplissement prodigieux. Et simple. Accessible. Pour chacun de nous tous, oui.
Centre Georges-Pompidou, à 20h00 jusqu’à samedi, à 17h00 dimanche 22 janvier, puis du 22 au 26 janvier, au Théâtre des Quartiers d’Ivry. Durée : 3h20, prologue compris, mais sans entracte. Dans le cadre du Festival d’Automne.
Sébastien Kheroufi a reçu le prix de la révélation du palmarès du Syndicat de la Critique, 2024, en juin dernier.