Du Théâtre 14 où Sarah Karbasnikoff porte de manière bouleversante « Personne » de Gwenaëlle Aubry, à La Colline où Judith Rosmair s’engage de toute son énergie dans « Curtain call ! », en passant par la magnifique Alice Taglioni qui incarne les destins de « Vel d’Hiv » et sans oublier Valérie Dréville dans « Un sentiment de vie », aux Bouffes du Nord, on a passé une semaine à applaudir des interprètes remarquables.
Au commencement, il y a un livre, très tenu et bouleversant. Celui de Gwenaëlle Aubry intitulé Personne . Un livre qui avait valu à l’auteure le prix Femina. Un abécédaire qui avait frappé Sarah Karbasnikoff, comédienne que l’on connaît bien pour l’avoir très souvent applaudie dans les spectacles d’Emmanuel Demarcy Mota. Une artiste de troupe, loin du Théâtre de la Ville (mais l’institution est ici en coréalisation), que l’on découvre mieux encore dans ce solo superbe. Sur le plateau du Théâtre 14, un décor qui lui laisse de l’espace, avec un jeu de lumières et de transparence qui ménage un espace à l’arrière, veston masculin, pantalon large, elle sera pieds nus et lâchera un moment ses cheveux tirés en arrière. De « A » comme Artaud, à « Z » comme Zelig, d’après le film de Woody Allen, en 1983. Personne est un livre fort et tendre quiévoque le destin d’un père très brillant, engagé dans la société, et pourtant déchiré par la maladie mentale. Un maniaco-dépressif, un être entravé par les variations vertigineuses de l’humeur. Bipolaire dit-on désormais. Avocat, universitaire respecté, il avait laissé des pages autobiographiques dans lesquelles il tentait de donner un peu de cohésion à sa vie. Après sa mort, Gwenaëlle Aubry, sans tenter de recoller des morceaux, avait choisi cette forme d’abécédaire.
Guidée par Elisabeth Chailloux, Sarah Karbasnikoff, incarne ces mots ; elle signe l’adaptation : elle a dû renoncer à certains passages, pour offrir un moment dense et dansant d’une heure et quelque. C’est d’une beauté et d’une émotion bouleversantes. Sa belle voix, sa présence, la délicatesse avec laquelle elle nous transmet cette parole, font de Personne un des meilleurs spectacles à voir en ce moment.
Autre moment d’émotion puissante et de rigueur et de pudeur, Vel d’Hiv, montage de documents concernant la rafle de juillet 1942. Des litanies de chiffres, de données, des textes réglementaires, ponctuent les paroles retrouvées de femmes embarquées par la police française. Alex Lutz met en scène Alice Taglioni, belle et intransigeante, musicienne qui a composé quelques pages qu’elle joue au piano en direct, avec des morceaux de Schubert, Bach ou Franck. Dans un décor composite, dans la simplicité vestimentaire d’une artiste qui donne toute sa sensibilité à ces voix déchirantes et dignes, ces femmes dont le souci profond est la sauvegarde de leurs enfants. Alice Taglioni impose son grand talent, ses qualités humaines qui affleurent à chaque instant, mais sans jamais tomber dans le pathos. Alex Lutz signe là une sublime direction, incarnée par une femme elle aussi exceptionnelle.
On connaissait Judith Rosmair par les spectacles de Wajdi Mouawad. Elle retrouve la Colline pour une sorte de performance puissante, avec quelque chose de sauvage et de fascinant. A ses côtés, mais n’intervenant qu’en ponctuations Johannes Lauer, musicien qui interprète Uwe Dierksen. Ajoutons un metteur en scène, Johannes von Matuschka, qui épaule la très décidée Judith Rosmair, qui signe le texte. C’est souvent drôle, car la comédienne possède un humour ravageur. Mais c’est surtout impressionnant car elle palpite d’une énergie qui fait d’elle une fille du feu. Très fine, une petite herbette souple, dans le vent violent de ses tourments. Un moment explosif de théâtre pur. Etonnant et fort.
Valérie Dréville, elle, a souvent été seule en scène. Mais avec des regards, des metteurs en scène. Aux Bouffes du Nord, elle surgit, seule sur le plateau nu. Les traits de son visage sont légèrement noyés d’une manière floue parce que, à l’arrière, au-dessus d’elle, une rangée de projecteurs fait presqu’un contre-jour. Ce n’est pas fait exprès et on la connaît, on la recompose… On l’écoute. Mise en scène plus que sobrement par Emilie Charriot, elle dit un texte de Claudine Galéa, Un sentiment de vie. Si la dramaturge évoque son père, elle ne reconstitue pas une biographie. Elle livre quelques faits, mais dérive vers d’autres horizons qui sont ceux de la mort. Interprétation impeccable, texte intéressant, grande comédienne dans un travail qu’elle aime. Mais le sentiment que cela pourrait être plus vivant, justement.
« Personne », Théâtre 14, jusqu’au 27 janvier ; « Curtain call ! », Théâtre de la Colline, jusqu’au 21 janvier, « Vel d’Hiv », au Théâtre Antoine, pour au moins un mois, « Un sentiment de vie », aux Bouffes du Nord, jusqu’au 27 janvier.