Jean Bellorini monte Le Suicidé de Nicolaï Erdman, dans la traduction d’André Markowicz. Pour incarner Sémione Sémionovitch, un interprète fabuleux, François Deblock, met son talent immense, son intelligence profonde au service d’une troupe galvanisée par un ouvrage formidable, une mise en scène idéale.
Jean Bellorini emprunte à Paul Valéry une citation troublante par la vérité qu’elle déploie : « Le suicide est comparable au geste désespéré du rêveur pour rompre son cauchemar. Celui qui se tire par effort d’un mauvais sommeil, tue ; tue son rêve, se tue rêveur. » Une pensée tirée de Tel Quel II, 1943.
Le metteur en scène ne cherche en rien à faire coïncider la remarque et le propos d’Erdman ou son propre travail sur le plateau. Mais on peut discerner des échos, des éclats dans le parcours exténuant de Sémione Sémionovitch, un chômeur qui est tellement incompris que son entourage pense qu’il veut se suicider. Or, il ne veut pas mourir. Il a faim.
Et tout commence ainsi. Cocassement. Il se réveille au milieu de la nuit, il réveille sa femme. Il rêve d’un reste de saucisson du dîner. Dès cette ouverture, Jean Bellorini affirme sa manière audacieuse, dans ce spectacle, d’utiliser les images filmées. Les deux comédiens sont remarquables et très photogéniques : Clara Mayer et François Deblock et l’on peut à loisir scruter la finesse de leur jeu !
Jean Bellorini aime beaucoup Le Suicidé et l’avait d’ailleurs déjà mis en scène en 2016, en Allemagne et en langue allemande, avec la troupe du Berliner Ensemble.
En cette fin 2022, on pense à la société russe d’aujourd’hui en voyant défiler tous les hommes de pouvoir -pouvoir parfois dérisoire- et les groupes d’influence qui sont décidés à offrir à Sémione de très bonnes raisons de se suicider. Mais Jean Bellorini ne cherche en rien à appuyer sur les résonnances. Il joue la pièce. Un chef-d’oeuvre de la période soviétique qui valut à Nicolaï Erdman (né en 1900, mort en 1970), la censure complète (même Meyerhold ne put monter la pièce). On a vu depuis trente-quarante ans des mises en scène intéressantes du Suicidé. Mais ici, on a le sentiment d’un accomplissement, appuyé sur la traduction nerveuse et franche d’André Markowicz de ce « vaudeville soviétique ».
La scénographie de Véronique Chazal, avec le metteur en scène qui a toujours imaginé les espaces où inscrire son travail, donne de l’air et permet les changements de lieu. Elle offre à François Deblock, toujours exceptionnel, des courses hallucinantes qui donnent bien l’idée de la poursuite, du cauchemar terrible ! Comme le plus souvent avec Bellorini, c’est Macha Makeïeff qui signe les costumes, plutôt réussis. Mais on ne comprend pas pourquoi l’épouse, Maria, porte une robe si moche et si triste. Clara Mayer est pourtant si belle personne, si grande comédienne. On aimerait qu’elle soit mieux traitée.
Plus d’une douzaine d’interprètes doués, sont pris dans le grand charivari de la pièce aussi hilarante que déchirante. Il faudrait citer chacun et analyser le jeu. Tatania Frolova, en figurante. Antoine Raffalli et Julien Gaspar-Oliveri, dans une cascade de personnages. Et puis les protagonistes : en belle-mère, sans travestissement, Jacques Hadjaje est épatant. Matthieu Tune est l’écrivain, Gérôme Ferchaud, le prêtre, Mathieu Delmonté, le boucher, et aussi Marc Plas, le voisin, Anke Engelsmann, Margarita, Damien Zanoly, Aristarque, Clément Durand, Timoféïévitch, Liza Alegria Ndikita, Cléopatra, et dans cette belle troupe, certains tiennent eux aussi plusieurs rôles. De véritables « athlètes affectifs », si l’expression du cher Artaud n’était pas trop galvaudée…
Et il faut citer également les musiciens merveilleusement bien inclus dans la représentation : Marion Chiron à l’accordéon, Benoît Prisset aux percussions, Anthony Caillet aux cuivres. Le son ici, est également excellement dosé par Sébastien Trouvé.
On n’en finirait pas de détailler les mouvements, la manière de cerner des scènes bien cadrées, et d’autres, très larges, comme le banquet, vraie-fausse Cène, qui cristallise toutes les mochetés des personnages, pris dans les rets d’une société qui les écrase, mais qui veulent s’en tirer, même en écrabouillant les autres.
Ce que parvient à représenter ici Jean Bellorini c’est la force dévastatrice de la farce, la comédie colorée et grinçante, mais joyeuse, à la Gogol, et la terrible vérité du monde soviétique stalinien, sombre et toxique.
Bref, disons-le en quelques mots : un chef-d’oeuvre de la littérature dans l’accomplissement de sa version scénique.
Vu le 16 décembre au Théâtre national populaire de Villeurbanne. Reprise du 6 au 20 janvier 2023, dans cette même salle Roger-Planchon. Puis en tournée, les 27 et 28 janvier à l’Opéra de Massy, du 9 au 18 février à la MC93 de Bobigny, les 1er et 2 mars à la Coursive-La Rochelle, le 9 mars, Espace Jean-Legendre/Théâtre de Compiègne, du 16 au 18 mars, à la Criée de Marseille, les 12 et 13 avril à la Maison de la Culture d’Amiens.
Durée : 2h15 sans entracte.
La traduction d’André Markowicz a été publiée aux Solitaires Intempestifs.