Depuis qu’il écrit, l’auteur de Littoral bâtit une œuvre contre la perte. Il sait que le théâtre rend tout possible. Dans Mère, il renoue avec l’enfant qu’il fut et tente désespérément de retrouver cette maman bousculée, morte en 1987, au Québec.
Vers la fin de la pièce intitulée Mère, il y a une scène encore plus bouleversante que les autres, une scène qui appartient consubstantiellement à Wajdi Mouawad. Une scène dans laquelle l’artiste explique à sa mère comment il a pu, grâce au théâtre, la rendre présente, elle, Jacqueline, pourtant morte depuis trente-quatre ans. Elle est ici, maintenant. Il peut lui expliquer sa vie. Et exposer aux autres, nous, les spectateurs, en quoi consiste sa vocation d’écrivain, son destin au cœur du théâtre. Il dit combien la guerre, épouvantable, et l’exil, douloureux, sont la source de sa vocation d’écrivain. C’est une scène très sobre et complète, une des plus belles scènes que l’on puisse imaginer entre une mère et son fils, aussi audacieuse que bouleversante, rigoureuse, sobre répétons-le. Il y a là comme le point de fuite de toute l’œuvre si vaste de Wajdi Mouawad.
La pièce Mère est présentée comme le troisième volet du cycle « domestique », après Seuls, Sœurs, deux solos –malgré le pluriel- et avant les pages Père et Frères. Wajdi Mouawad, infatigable et toujours au travail, circonscrit peu à peu l’histoire de sa famille.
Il était déjà d’une puissance saisissante dans ses premiers écrits pour le théâtre, il y a maintenant bien des années : Littoral date de 1999 et fut suivi, sans que l’écrivain ait conscience alors de construire un ensemble, d’Incendies, Ciels, Le Sang des Promesses. Il n’a rien perdu de son ampleur lyrique, et il a écrit des dizaines de textes pour la scène, les a mis en scène. A donné des chefs-d’œuvre avec son épais roman Anima, avec son spectacle en plusieurs langues, Tous des oiseaux.
Mère est magnifique. Parce qu’un fils tente de « montrer » sa mère, se souvient de ses années parisiennes et nous donne donc à voir sa grande sœur, le petit garçon d’une dizaine d’années qu’il était, et leur lien d’exilés avec ce Liban où le père est demeuré, pour ne pas tout perdre. Ce lien passe par le téléphone aux communications si difficiles, et par le journal de 20h00 sur Antenne 2. Christine Ockrent, elle-même joue son propre rôle, sérieuse et émue, devant le micro mobile. Parfois, elle s’entretient avec le petit Wajdi. Elle tente de rassurer chacun. Le grand Wajdi Mouawad d’aujourd’hui est là, lui aussi. Qui déplace les éléments du décor léger, tandis que s’animent les souvenirs, en scène souvent drôles à force d’être tramées de tragique.
Cinq années à Paris, de 78 à 83, avant un autre exil, pour le Québec. Parce que le renouvellement de leur carte de séjour n’a pas été acquis. Parce qu’ils n’ont pas obtenu le droit d’asile. Le Québec où mourra Jacqueline, le 18 décembre 1987, à 55 ans, à peine.
Cette mère explosive, inquiète, angoissée, qui passe toute son énergie dans la délicieuse cuisine de son pays, qui embaume la grande salle de la Colline, pleine à craquer d’un public très touché. Cette maman déchirée, aime Pierre Bachelet. C’est une très grande interprète libanaise qui est Jacqueline, Aïda Sabra. Pas le temps de s’épancher, elle est creusée par l’inquiétude : la guerre est de plus en plus violente, là-bas. Elle est torturée par la crainte de voir son mari mourir loin d’elle, loin d’eux. Elle est angoissée par le devenir de ses enfants. Elle rudoie plus qu’elle ne caresse, et dans la scène où Wajdi, le grand Wajdi d’aujourd’hui lui parle, il lui avoue combien il aurait aimé avoir une maman plus clairement aimante, quand il était plus petit…
La comédienne déploie une énergie immense, elle donne à Jacqueline, une furieuse colère qui traduit son désespoir. Mais dans la scène de la retrouvaille avec Wajdi aujourd’hui, elle est douce, tendre. C’est cette même artiste, cette même femme, qui s’effondre au pied d’un mur, anéantie…
On voit des photos d’elle, la vraie Jacqueline. Une femme très belle, au visage grave. Son fils y lit de la tristesse, de la résignation. Même à son mariage, elle ne souriait pas, Jacqueline…
La grande sœur, Nayla, est, elle aussi, interprétée par une grande comédienne libanaise, Odette Makhlouf. Elle est pleine d’une vitalité solaire qui doit aider le Wajdi de 10 ans…Son jeu est fin, nuancé, chatoyant.
On écoute la radio. Les tubes d’alors, tels quels ou réinterprétés, par Bertrand Cantant, avec le son omniprésent distillé par Bernard Valléry et Michel Maurer, tout traduit le besoin éperdu de comprendre la guerre là-bas…Cette autre mère. Et en 2021 où en est ce pays de légende ? Le pays des Phéniciens dit Jacqueline…Encore plus exsangue à cause des mêmes cyniques au pouvoir.
Quatre jeunes comédiens jouent en alternance Wajdi jeune. Le soir où nous avons vu le spectacle, c’était Augustin Maîtrehenry, remarquable, avec une autorité formidable et un sens de la vérité épatant et une ressemblance sidérante avec son modèle. Une photo, l’unique photo qui réunit alors toute la famille, papa et frère compris, nous le prouve !
Beaucoup d’échanges se font en arabe du Liban. Car si Jacqueline parle la langue française, elle est effrayée de voir ses enfants basculer dans une culture occidentale qui est loin de son cher Liban.
Wajdi Mouawad nous conduit lui-même sur le plateau. Avec une confidence liminaire : « Depuis la mort de ma mère, je n’ai plus pleuré. »
On ne saurait épuiser en quelques lignes la richesse de la pièce. Tout ce qui y est inscrit. Le décor d’Emmanuel Clolus est là pour fluidifier le jeu. On est dans un appartement meublé du XVème arrondissement. Au mur une reproduction de tableau…Il va compter, ce tableau, pour Wajdi, comme les hommes volants de Folon. Ils planent dans la nuit bleue. Pacifiques et tendres. Mais même le téléphone, ici, sonne comme une mitrailleuse…
La Colline, Grand Théâtre, mardi à 19h00, du mercredi au samedi à 20h30, dimanche à 15h30. Et lundi 27 décembre à 20h30. Durée : 2h15. Relâches les 7, 24, 25, 26 décembre. Jusqu’au 30 décembre. En langues française et libanaise, avec surtitrages très lisibles.
Tél : 01 44 62 52 52.