Christine Angot, Stanislas Nordey, l’accomplissement

Montant, au Théâtre national de Strasbourg, « Le Voyage dans l’Est », le metteur en scène a signé, sur un livre puissant et bouleversant de l’auteure, un spectacle d’une force irrépressible et d’une beauté magistrale. Avec trois comédiennes pour incarner la narratrice, Cécile Brune, Charline Grand, Carla Audebaud et, dans la partition du père, Pierre-François Garel. Reprise à Nanterre-Amandiers, à voir absolument.

Il a fallu beaucoup de courage à Christine Angot pour écrire et pour dire la vérité de sa vie et pour se construire malgré la perverse cruauté de son père, Pierre Angot. Dans ce livre, Le Voyage dans l’Est, qui date de 2021 et pour lequel elle a reçu le prix Médicis, l’écrivain reprend des faits que l’on connaît, mais va encore plus loin dans leur énoncé et dans le détail de certaines paroles. La force de ce récit transfiguré par l’encre, efface un peu en nous les souvenirs des autres volumes : L’Inceste en 1999, Une semaine de vacances en 2012, Un amour impossible en 2015. Ce dernier livre, justement, avait été porté au théâtre dans une adaptation de Christine Angot elle-même, une mise en scène de Célie Pauthe, et deux très sensibles comédiennes, Bulle Ogier et Maria de Medeiros. Un grand souvenir. La mère, la fille.

On n’avait plus en tête les injonctions paternelles–si elle les avait citées. Ainsi l’atroce : « Tu devrais écrire sur ce que tu as vécu avec moi…C’est intéressant. C’est une expérience que tout le monde ne vit pas. »

Tout le monde ne vit pas l’inceste, tout le monde ne subit pas l’atroce soumission à un père. Pierre Angot est mort, aujourd’hui. Mais on ne peut s’interdire d’être happé par un effrayant tourbillon lorsque l’on entend ces paroles, venant d’un homme très cultivé, occupant un poste important dans un grand organisme international, un homme au pouvoir. Un homme de pouvoir. Cynique, cruel, destructeur, malade… Qu’en sait-on ? On a toujours eu du mal à comprendre.

C’est la dernière mise en scène de Stanislas Nordey, au TNS, qu’il aura dirigé avec un sens profond du service public, une audace, un dévouement pour les spectateurs ou pour les élèves de l’école. Strasbourg n’est pas une ville anodine. C’est la ville du père. Du travail du père, de la respectabilité. Les premières images sont un film. Cécile Brune, dans un train. Pensive. En chemin vers l’Est.

Un grand écran au-dessus d’un plateau nu. Raconter serait amoindrir. Il faut voir ce travail d’une rigueur extrême et pourtant sans froideur aucune. Il faut écouter le père, incarné par le rigoureux et magnifique Pierre-François Garel, qui ne craint pas l’horreur narcissique, la perversité autoritaire de Pierre Angot. Il faut écouter une femme à trois âges de sa vie. Fine, désarmée, la Christine de 13 à 25 ans, celle qui fait la connaissance d’un père qui a abandonné sa femme. C’est Carla Audebaud, nuancée et précise. Plus forte, mais déchirée de sentiments contradictoires, encore manipulée, sous l’emprise d’un homme qu’elle ne peut s’interdire d’admirer, en fait, Charline Grand est la Christine de 25 à 45 ans, celle qui a commencé d’écrire, celle qui s’arrache à son destin, aux manœuvres toxiques de son père.

Et puis Cécile Brune. Au pur présent. On admire depuis toujours cette artiste, qui, à la Comédie-Française, a été une pensionnaire lumineuse, une très belle sociétaire (1993-2018). On enrageait que la Troupe et l’Administrateur général ne l’aient pas traitée comme une rarissime. Mais elle est bien mieux dans ces chemins qui s’ouvrent pour elle et tout le monde ne l’oublie pas ; elle était formidable dans L’Orage d’Alexandre Ostrovski, mis en scène par Denis Podalydès, aux Bouffes du Nord et en tournée ou encore dans Les Enfants de Lucy Kirkwood, mise en scène d’Eric Vigner, récemment également, à l’Atelier.

Sa voix si particulière, un peu sourde, comme voilée, une voix italienne à la Bruni-Tedeschi ou Cardinale, une personnalité qui nous a souvent évoqué Monica Vitti, est ici comme une voix venant du secret le plus intime, une voix accordée aux résonnances basses ou éclatantes de la musique d’Ollivier Mellano.

Tout, ici, bouleverse comme l’évidence d’une œuvre forte. Singulière, tenue, tendue. Pour Stanislas Nordey, comme pour Christine Angot, il s’agit d’un accomplissement. Le plus bel accord d’un écrivain et d’un homme de théâtre qui soit.

Théâtre de Nanterre-Amandiers, durée 2h30. Tél : 01 46 14 70 00. Le film, signé par Christine Angot, « Une famille » sera en salles le 20 mars.