Judith Magre, une ambiguïté sans filet

Elle crée en France un monologue composé par Christopher Hampton d’après la transcription de l’interview d’une femme qui fit partie des équipes de Goebbels. « Une vie allemande », c’est un peu la banalité du mal. Mais Madame Pomsel dit-elle la vérité ?

C’est compliqué, le mal en toute innocence…Et ce n’est pas parce que l’on apprend que Brunhilde Pomsel est jugée et emprisonnée à la fin de la guerre, que l’on peut se contenter, sans frémir, de l’extrême légèreté dont elle témoigne parfois en racontant sa vie.

Elle se souvient, elle raconte. Elle pense qu’elle ne savait pas tout…Photographie de Laurencine Lot.

Elle a 102 ans lorsqu’elle accepte de répondre à une équipe viennoise, en 2013, près de soixante-dix ans après la fin de la guerre. La femme qu’écoutent les quatre enquêteurs/réalisateurs est une personne étonnamment présente, avec ses cheveux courts et son visage tout ridé. Un documentaire de 113 minutes a été construit à partir de ses propos, avec des archives, des films, des images des camps. Mais c’est la version longue qui a déclenché l’écriture : Christopher Hampton a eu accès aux deux cent trente-cinq pages de transcription des trente heures d’entretiens.  

Il a composé ainsi son premier monologue, Une vie allemande. Ce texte a été créé en Grande-Bretagne par Maggie Smith au Bridge Theatre de Londres. Traduit par la rigoureuse Dominique Hollier et publié par L’Avant-Scène théâtre dans la collection des Quatre-Vents, le monologue bénéficie d’une préface éclairante de l’auteur et d’une excellente analyse de Jean Talabot.

Sous le regard de Thierry Harcourt, qui signe la mise en scène, Judith Magre fait de la parole souvent dérangeante d’une femme qui prétend n’avoir rien su des camps alors qu’elle travailla notamment au ministère de la Propagande dans les équipes rapprochées de Goebbels, du vrai théâtre.

Avec conviction et calme, Judith Magre. Une photographie de Laurencine Lot.

Elle a beau avoir constaté que l’homme élégant et policé qu’elle voit au ministère peut être « un nain déchaîné » lors des meetings, Brunhilde Pomsel, elle ne lui retire jamais sa confiance ni ne s’interroge que son rôle. Pas plus qu’elle ne se pose de questions sur son travail de secrétaire, même si elle admet qu’on leur demandait de truquer les chiffres pour accabler les ennemis du régime.

Pomsel raconte sa vie. Elle a quitté l’école à 15 ans. Trouvé par elle-même un emploi de secrétaire dans une maison de mode. Elle est admise comme stagiaire, deux ans plus tard on lui offre un poste stable. Mais son père (elle est encore mineure) veut qu’on la paie plus. Elle passe par une librairie, est engagée dans une société d’assurances. Elle ne peut s’interdire de souligner que ces patrons sont juifs…Et bien sûr certains sont mêlés « à toutes sortes de combines ».

Elle raconte donc sa vie. Sa vie quotidienne, son passage par la radio, son arrivée au cœur du système nazi, mais sur le même ton, elle parle de ses petites robes et des hommes dont elle tombe amoureuse. Si, à la fin, elle dit : « ces cinglés de nazi », elle ajoute aussitôt : « Je ne me rendais pas compte de tout ça à l’époque. »

Elle finira tout de même par la case prison et en sortira en janvier 1950. « Bien sûr j’avais toujours su qu’il y avait des camps de concentration, mais…j’ignorais totalement que les gens y étaient gazés et brûlés. »

Pour ajouter à l’atroce : « Et vous savez, j’avais été sous ces douches à Buchenwald ». Prisonnière, elle a droit d’ainsi se laver…

On l’entend, ce texte est très ambigu, il met mal à l’aise car les paroles de la dame sont d’une légèreté certaine. Elle n’a pas l’air mécontente d’être l’objet d’une telle écoute. Dit-elle vrai ?

Ces questions, évidemment, Judith Magre les a en tête depuis qu’elle a lu ce texte. Elle a réfléchi de toute son intelligence profonde et sa conscience claire : mais jouer n’est pas commenter. « Je ne dis pas que c’est un petit agneau innocent, mais je crois tout à fait Brunhilde Pomsel quand elle affirme n’avoir jamais entendu parler des camps d’extermination. »

Seule derrière une petite table sur laquelle il y a quelques livres, des photographies que parfois elle montre au public, chemisier blanc et cardigan beige clair, la comédienne dit ce texte durant une heure quinze.  Elle est déjà en scène tandis que le public pénètre et s’installe

Un peu de musique et de son par Tazio Caputo. Mais pas de cheville évidente dans le flux des pensées, malgré la mise en scène sobre de Thierry Harcourt assisté de Stéphanie Froeliger, les lumières de François Loiseau.

Judith Magre impressionne. Elle maîtrise cette partition très difficile, qui demande une concentration très tendue. Une interprétation de très grande artiste.

Brunhilde Pomsel s’est éteinte le 27 janvier 2017. Elle venait d’avoir 106 ans.

Théâtre de Poche-Montparnasse, à 19h00 du mardi au samedi, dimanche à 15h00. Durée : 1h15. Tél : 01 45 44 50 21.

www.theatredepoche-montparnasse.com

Jusqu’au 17 octobre.

Texte : Quatre-Vents/MCR (13€).

A lire, un livre de témoignage très intéressant sur l’époque : Paris-Berlin, le grand écart, de Christiane Germain. Ramsay 2009 (15].