Dans « Le Présent qui déborde », second volet de sa plongée dans « L’Odyssée », l’artiste brésilienne s’appuie sur des mystères personnels pour aller à la rencontre d’êtres qui ont dû fuir leur pays. Maîtrisé et très séduisant.
Christiane Jatahy n’est pas Circé. Mais il y a en elle une magicienne et un désir légitime de partager ses hantises, ses inquiétudes et l’empathie qu’elle a toujours su développer.
Elle triomphe en ce début de 73ème festival d’Avignon avec le second volet de sa relecture de l’Odyssée. Nous n’oublions pas à quel point le premier volet, donné à l’Odéon-Théâtre de l’Europe où Stéphane Braunschweig lui a offert d’être artiste associée, nous avait déçu. Profondément déçu.
On n’est d’autant plus attentif au travail que cette femme entrée sur la scène française avec son époustouflante adaptation de Mademoiselle Julie, qu’elle est indéniablement une personnalité forte. Et courageuse.
Courage est la clé de ce spectacle qui s’appuie sur une série de films, tournés dans plusieurs pays, le Liban, la Grèce, l’Afrique du Sud, le Brésil. Un long film de deux heures qui court tout au long de la représentation mais qui est en prise directe avec la salle où se donne le « spectacle ».
Courage est un mot prononcé en français, dans la salle, par une jeune femme bouleversante qui raconte son départ de Syrie. Son retour et son emprisonnement. Sa libération et son exil…Courage à chaque pas que l’on soit au Moyen Orient ou dans la profonde forêt amazonienne.
Dans la salle, oui. Car avec autant d’intelligence que d’habileté, Christiane Jatahy a mis en place deux moyens de lier le cinéma et la présence charnelle des protagonistes.
Elle a, d’une part, demandé aux personnes, jeunes, aînés, vieillards parfois, qu’elle a interrogés et filmés, de regarder la caméra, de temps en temps. A des moments importants de leurs témoignages.
Ce procédé simple fait que certains regards, en séquences plus ou moins longues, sont adressés directement, intimement, aux spectateurs qui sont dans la salle du gymnase Aubanel.
Elle ajoute à ce lien, celui de la présence, dans la salle, d’un groupe d’une douzaine de jeunes gens et jeunes femmes, pour l’essentiel –il y a aussi des aînés- dont on ne sait pas s’ils sont des comédiens, des musiciens, qui jouent ou s’ils sont les « vraies » personnes.
Ces personnes qui nourrissent cette réflexion sensible, humaine, sur l’exil. Installés parmi les spectateurs, ils interviennent par la parole, la musique, le bruitage parfois. Jusqu’à la danse qui entraîne un moment toute la salle.
Lorsque l’on pénètre dans le gymnase du lycée Aubanel, le film a déjà commencé. Puis Christiane Jatahy elle-même apparaît. De noir vêtue, fine silhouette, visage volontaire et tendre en même temps, elle s’exprime en français. Avec quelques hésitations : « c’est bien ça ? » demande-t-elle parfois et le public n’en est que plus ému…
Elle a cinquante ans. Ses spectacles, par exemple celui sur Les Trois sœurs de Tchekhov, sont présentés dans le monde entier.
Elle a précédé la thématique du festival choisie par Olivier Py en s’intéressant à Homère. A cause des exilés, à cause de la Méditerranée et des drames qui s’y produisent sans cesse.
Ce qu’elle réussit, dans Le Présent qui déborde, Notre Odyssée II, d’après Homère, c’est qu’elle dépasse le reportage –car ne l’oublions pas les journalistes, les écrivains, font un travail remarquable et font entendre ces hommes et ces femmes malmenés par les courants violents de l’Histoire.
Elle dépasse le journalisme parce qu’elle inscrit sa propre histoire familiale dans cette Odyssée, avec l’épisode mystérieux et fascinant de la disparition de son grand-père, bien avant sa naissance, en 1952. Un avion s’écrase au cœur de l’Amazonie. On retrouve les corps, sauf celui de son grand-père…
Des années plus tard, donc en 2018, elle va à la rencontre des chamans et du cacique d’un village qui a entendu parler du jour où l’avion s’est enfoncé dans les grands arbres et aurait explosé…Mais c’est de sagesse qu’il est question et de la violence de ceux qui massacrent la forêt. Christiane Jatahy reparaît sur le plateau à ce moment-là pour dire que la Terre entière est concernée par ce qui advient au plus profond de la forêt amazonienne…
Attention, il n’y a rien de sinistre dans la traversée qu’elle nous offre de partager. Au Liban comme en Afrique du Sud, c’est bien la vitalité, la joie malgré tout, qui frappe et qui devraient nous être une sacrée leçon sinon une leçon sacrée pour être un humain digne…
Gymnase du lycée Aubanel, à 18h00 jusqu’au 12 juillet.
Relâche le 7 juillet. Durée : 2h00.
Plusieurs langues et des surtitrages très lisibles, en français et en anglais.
Créé au Brésil, début mai, le spectacle sera présenté dès septembre prochain en une longue tournée internationale avec de nombreuses étapes en France.
Visuels © Christophe Raynaud De Lage