Ses amis lui diront un dernier adieu le 7 janvier prochain au Père Lachaise. L’artiste audacieux s’est éteint à l’âge de 96 ans, après un chemin très long, très moiré. Il a eu plusieurs manières de s’engager de toutes ses fibres dans sa passion du théâtre, s’enfonçant de plus en plus profondément dans la spiritualité.
« La Bible compare l’écrit au feu.
Un feu double.
Un feu noir et un feu blanc.
Le feu noir c’est sans doute ce qui est écrit et le feu blanc ce sont les interlignes. Ce qui est entre.
Le feu blanc ouvre la porte à toutes les impressions –sensations- qui ne sont pas vraiment enfermées dans des signes écrits.
Ouvre la porte à tous les prolongements imaginables.
Ouvre la porte à toutes sortes d’images – que l’acteur doit densifier dans l’espace vide.
La voix est un geste qui prolonge le corps. »
Lorsqu’un artiste au chemin aussi long que fut celui de Claude Régy s’éteint, tout hommage peut sembler un peu vain. Metteur en scène, il aura marqué plusieurs générations de comédiens, aura fait connaître des textes neufs, des années 60 aux années 90, ne faisant quelques exceptions que pour des écrivains singuliers –et assez méconnus, en fait- tel Maurice Maeterlinck.
S’il fallait résumer toutes ses quêtes, on pourrait reprendre l’une de ses formules des dernières années : « remettre du silence dans les mots ».
Il aura beaucoup écrit. Des ouvrages denses, et d’autres plus facilement accessibles, publiés aux Solitaires intempestifs.
Né le 1er m ai 1923, il s’est éteint le 26 décembre 2019, à l’âge de 96 ans. Une longue et belle vie, un chemin au théâtre entamé très tôt, après avoir esquissé des études supérieures calmant les angoisses d’un père officier de cavalerie, de culture protestante. Si Claude Régy citait la Bible, c’est qu’il l’avait lue très tôt et qu’elle était pour lui à la fois un monde très familier et très mystérieux. Et l’on n’oublie pas comment il se plongea avec passion dans le travail de traduction d’Henri Meschonnic.
Claude Régy parlait peu de sa vie, mais pour qui l’a longtemps connu, il disait la part de la mort dans sa construction sensible, mentale, intellectuelle, comme il soulignait l’importance essentielle de la lecture de Dostoïevski, dans son adolescence. A Paris, Il avait été l’élève de Charles Dullin et Tania Balachova et se destinait à devenir comédien et s’intéressait déjà à la mise en scène, quand la mort par suicide d’un jeune homme qu’il aimait, le précipita dans le travail. C’est Garcia Lorca qu’il choisit d’abord avec Dona Rosita la Soltera, histoire d’amour à la vie à la mort, histoire taillée dans l’étoffe du temps. Le fiancé de Rosita est parti pour l’Argentine. Elle l’attendra toute sa vie, sans voir qu’elle est devenue une vieille fille, la « soltera », la célibataire.
Le temps, ce fut la grande question de Claude Régy. Le temps et la mort. Pas uniquement ce deuil initial : il le disait, dans une vie, il y a toujours de la mort et du deuil et donc, on ne peut pas s’en tenir à la seule mort du déclenchement.
Ceci n’est pas une explication, moins encore une grille. Mais il n’empêche que les choix sensibles de Claude Régy, des années 60 à ces dernières années -2016, quelques lignes, et une œuvre au noir inoubliable : Georg Trakl Rêve et folie avec Yann Boudaud- nous renvoient à cela, le temps, la mort, l’effacement.
Assistant d’André Barsacq au Théâtre de l’Atelier, il signe notamment avec lui Frank V. de Friedrich Dürrenmatt après Pirandello et Kleist et déjà des contemporains tels Nino Franck ou Dominique Vincent. La jeune dramaturge avait adapté une nouvelle de Vercors, Gaspar Diaz. Michel Piccoli et Françoise Spira, entre autres, créèrent ce spectacle en septembre 1955 à Hébertot…
C’est en 1963, au Poche-Montparnasse, que furent donnés pour la première fois Les Viaducs de la Seine-et-Oise, première version de L’Amante anglaise que Claude Régy monterait évidemment en 1968, à Chaillot, au TNP puis reprendrait au Récamier en 71, en 76 à Orsay, chez les Renaud-Barrault, jusqu’à la dernière version, en 81, au Rond-Poiint. Dans Les Viaducs, il y a Katharina Renn, Paul Crauchet, Maurice Garrel, Etienne Bierry qui dirige déjà le lieu avec son épouse Renée Delmas.
En 64, deux mises en scène le font remarquer : Bonheur, impair et passe de Françoise Sagan et Cet animal étrange de Gabriel Arout d’après Anton Tchekhov qu’il retrouverait en 84 à la Comédie-Française avec Ivanov…. Pour ce premier Tchekhov, il sollicite la belle interprète d’Un mois à la campagne de Tourgueniev qu’il a croisée autrefois au cours de Balachova et Michel Vitold, protestante comme lui, Delphine Seyrig. Avec elle, un jeune homme qui a l’alacrité d’un as du cabaret, Jean Rochefort.
Régy met en scène l’Autrichien contemporain Fritz Höchwalder en 65 et crée ce qui va lui apporter une notoriété encore plus grande, La Collection et L’Amant d’Harold Pinter à Hébertot, avant Le Retour en 66 au Théâtre de Paris et L’Anniversaire en 67 au Théâtre Antoine où il a déjà monté en 66 La Prochaine fois je vous le chanterai de James Saunders et Se trouver de Pirandello avant Rosencrantz et Guidenstern sont morts de Tom Stoppard et, en 69, Le Jardin des délices de Fernando Arrabal.
C’était une époque d’une richesse de création extraordinaire, et c’est dans les théâtres privés que l’on découvrait les auteurs contemporains, en particulier anglo-saxons. Pinter, c’est Claude Régy qui tenait à le souligner, avait déjà été joué en France par les créateurs de En attendant Godot : Jean Martin avait monté Le Gardien, mais sans intéresser vraiment la critique et le public. Régy tenait également à souligner que c’est Delphine Seyrig qui était le cœur d’une galaxie de comédiens spirituels, jeunes, beaux, audacieux. Elle aimantait ses camarades par sa grâce, son intelligence, son charme, son talent, elle qui se remettait difficilement de la rupture imposée par Alain Resnais…Jean Rochefort, donc, Bruno Cremer, Bernard Fresson, Michel Bouquet. Philippe Noiret est déjà une vedette au cinéma. Dans la bande, Jean-Pierre Marielle, Michel Lonsdale, beaucoup d’autres. Pour Saunders, Emmanuelle Riva, Pierre Brasseur, Claude Rich, Jean Topart, Jacques Rispal, sont entre autres, embarqués.
Claude Régy est considéré dès ces années-là comme l’un des plus importants metteurs en scène français. C’est lui qui va également créer Les Prodiges de Jean Vauthier à l’orée des années 70, années de sa rencontre avec Gérard Depardieu. Il jouait une pièce à minuit à la Gaîté-Montparnasse une pièce d’Israël Horovitz. On avait signalé ce jeune homme à Claude Régy qui ne l’avait pas trouvé convaincant mais lui avait quand même fait faire un essai avec d’autres comédiens : il fallait pêcher à la ligne, mais sans canne à pêche. Et Régy vit tout : « Il s’est mis à exister », disait-il en substance, ajoutant « avec une telle intensité, avec toute l’angoisse du monde contemporain » et le metteur en scène de souligner aussi ce que dégage le jeune Gérard Depardieu « une sexualité fabuleuse, de la folie, du désespoir, il y avait aussi la vitalité. C’était une espèce de miracle, il était vivant. Je l’ai engagé immédiatement. » Et ce fut Sauvés d’Edward Bond à Chaillot, Home de David Storrey, Isma de Nathalie Sarraute, Isaac de Michel Puig. Et ce fut, en 74, La Chevauchée sur le lac de Constance de Peter Handke avec retrouvailles de Delphine Seyrig, Jeanne Moreau, Sami Frey et, trois ans plus tard, à Nanterre-Amandiers, Les Gens déraisonnables sont en voie de disparition.
Gérard Depardieu a toujours eu une place singulière : il s’est soumis à la discipline particulière de Claude Régy, mais sans renoncer à la discussion et c’est l’un des rares artistes que l’on ait pu voir disputer amicalement avec le maître, qui, professeur au conservatoire, a également influencé de très singulières personnalités, telle Valérie Dréville, qu’il a ensuite dirigée dans des spectacles marquants.
Avec les années, Claude Régy a poussé très loin sa quête. Il a poursuivi avec Duras, Sarraute, Strauss (Grand et petit avec Bulle Ogier) , Handke. Il a été invitéà la Comédie-Française et y a mis en scène Ivanov de Tchekhov (déjà cité) et Huis Clos de Sartre, plus tard, en 90.
En 1985, il y eut Intérieur de Maurice Maeterliinck, comme le seuil d’un autre monde.
Claude Régy a cherché plus loin encore, fait confiance à Terje Sinding qui a ouvert les portes du Nord au monde théâtral français. Il a mis en scène Jon Fosse, Arne Lygre, mais aussi Wallace Stevens, Leslie Kaplan, Viktor Slavkine, Gregory Motton, Charles Reznikoff, David Harrower, Sarah Kane. On ne les cite sans doute pas dans l’ordre de la juste chronologie, mais comme des moments envoûtants, impressionnants sur lesquels il est très difficile d’écrire car, certains estimaient détenir les clés d’une pensée et l’exclusivité du commentaire. L’homme libre qu’était Claude Régy, intransigeant, sévère mais spirituel et accueillant, l’homme drôle, qui aimait les conversations et acceptait l’autre dans une large ouverture, généreuse et lucide, cet homme, le travail de cet homme, on ne pouvait pas en parler : depuis quelques années, on était remis à sa place, tancé, injurié, humilié si l’on tentait de transmettre quelque chose aux spectateurs potentiels.
On n’oublie pas Ode maritime de Pessoa avec Jean-Quentin Chätelain, de Vidy-Lausanne à Avignon, Brume de Dieu d’après Tarjei Vesaas, La Barque Le Soir, d’après le même auteur, le merveilleux Intérieur monté avec des comédiens japonais, rencontre essentielle dans la dernière partie du travail de Claude Régy, en 2013-2014.
Enfin, en 2016, à Nanterre-Amandiers, ce fut Rêve et folie de Georg Trakl avec Yann Boudaud. Il était là. Dans la salle. Attentif. Il ne vivait plus rue Jean-Jacques Rousseau, qui demeure l’adresse de sa compagnie, Les Ateliers contemporains. On ne l’oubliait pas. Il y a bien des chapitres dans cette vie. Mais on retrouve toujours le fil de la parole et du silence, du silence dans les mots, et de ce feu. Ce feu blanc qui le fascinait.