Phèdre, l’essence tragique

Brigitte Jaques-Wajeman met en scène le chef-d’œuvre de Racine avec une intelligence profonde du moindre mot, s’appuyant sur une distribution remarquable et des choix artistiques éloquents.

Phèdre, encore et toujours Phèdre. Brigitte Jaques-Wajeman, si elle a traversé très brillamment l’œuvre de Corneille –et quand bien même aurait-on eu des réserves sur « sa » fin de Polyeucte !- n’avait abordé Racine qu’avec Britannicus monté avec la troupe de la Comédie-Française il y a bien longtemps.

Elle saisit Phèdre magistralement et l’on a beau, à force de l’avoir vue représentée très souvent, lue et relue, connaître par cœur le moindre suspens de cette admirable tragédie, cette mise en scène nous saisit, nous surprend, nous séduit, nous bouleverse.

Raphaèle Bouchard, Phèdre et Sophie Daull, Oenone. Une photographie de Cosimo Mirco Magliocca

Un beau décor sobre, dessiné d’une main sûre par Grégoire Faucheux et qu’animent les lumières de Nicolas Faucheux. Un panneau devant un long mur enveloppant, un petit bloc noir, comme un siège de sacrifice, posé sur un sol granuleux vert ou gris selon les éclairages. Le tout en constante transformation de couleurs : orangés et rouges pour les parois qui vont vers des tons froids alors qu’avance la tragédie.

Un travail sur le son et la musique, sans présence excessive, mais avec des stridences déchirantes, comme si le ciel criait, ce ciel vers lequel, sans cesse se tourne Phèdre, et d’autres personnages, parfois. Car ici, chacun est sous surveillance…Ancêtres, dieux, destin, péché…

Cette très discrète mais puissante présence du son et de la musique est remarquablement imaginée par Stéphanie Gibert.

Les costumes de Pascale Robin sont harmonieux et simples : robes fluides des femmes, tons sombres pour Phèdre, dans une soie satinée bleu nuit dénudée. A la dernière scène la reine surgit dans un costume d’or. Blancheur et candeur pour Aricie et Ismène. Les hommes ont des costumes assez neutres qui effacent toute distance, toute temporalité.

La distribution est excellente jusque dans les petits rôles : Kenza Lagnaoui, Panope, est touchante. Ismène, juvénile confidente, est très fine, telle que l’incarne Lucie Digout face à une Aricie blonde et douce prisonnière, princesse en deuil de ses frères, à qui Pauline Bolcatto offre sa grâce frémissante et sa voix aux inflexions pures. Dans cette version, Aricie est privée de la promesse finale de Thésée : « (…) Et pour mieux apaiser ses Mânes irrités, / Que malgré les complots d’une injuste Famille / Son Amante aujourd’hui me tienne lieu de fille. » On ne va pas pinailler : l’ultime image choisie par Brigitte Jaques-Wajeman est sublime et Phèdre, expirant en disant : « Et la Mort à mes yeux dérobant la clarté / Rend au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté. », c’est une fin sublime.

Il y a du sublime et, on l’a dit, l’appel continu au ciel, bras tendus, regard perdu, là-haut, comme si les pauvres humains, malgré leurs ascendances, n’étaient que de petites et vulnérables créatures, surveillés par les dieux et intérieurement déchirés par les puissances ravageuses du désir. Si l’énonciation est parfaite, le texte dit avec rigueur et précision, les corps sont sans cesse en tourment, en mouvements, en palpitations. Eros jusqu’à l’impudeur pour la bouleversante Phèdre de Raphaèle Bouchard, une comédienne ultra-sensible, très belle et audacieuse. Elle aussi possède une très jolie voix, avec ce qu’il faut d’innocence et de fureur, de luxure sauvage. Face à elle, l’Oenone de Sophie Daull est idéale, creusée, ambivalente comme le veut Racine. Du très grand théâtre, servi également par le Théramène excellent de Pascal Bekkar.

Phèdre, Raphaèle Bouchard. Photographie de Cosimo Mirco Magliocca.

Le jeune Hippolyte est une révélation. Beauté classique, grâce, moirures exactes de la partition de ce jeune homme passionnant, Raphaël Naasz est lui aussi magnifique. Quant à Thésée, il a la force rugueuse et la sensibilité mêlées d’un homme qui s’égare. Bertrand Pazos est remarquable et la grande scène entre le père et le fils est d’une force, d’une violence, d’un amour contrarié tels que l’on n’avait jamais si bien « vu », si bien « entendu ». Compris.

C’est le miracle d’un grand travail : il vous révèle encore et encore…

Théâtre de la Ville aux Abbesses, à 20h00 du mardi au samedi, 15h00 le dimanche. Durée : 2h05. Tél : 01 42 74 22 77. Jusqu’au 25 janvier, puis en tournée jusqu’au printemps.

A noter : dernières représentations d’Alice traverse le miroir à l’Espace Cardin et derniers jours pour l’exposition fascinante de Mark Blezinger « Laterna Magica, l’art de la projection ».