La première de « La Cerisaie », hier soir, dans la cour d’Honneur du palais des papes, a été saluée par une ovation soutenue des spectateurs, heureux de retrouver le festival.
Rien, hier, ne pouvait être comme d’habitude. Sauf ce temps, idéal, chaleur tempérée de la nuit, un temps fait pour faire oublier à Isabelle Huppert, le vent et le froid glacial de la première de Médée, plus de vingt ans auparavant…
Rien ne pouvait être comme d’habitude, et, c’est avec quarante-cinq minutes de retard que les comédiens ont pu envahir le plateau, encombré par des rangées de chaises bizarres. Des chaises pataudes en lesquelles les yeux exercés allaient reconnaître, sur de larges tubulures, style pattes d’araignée, les coques, rouge et gris foncé, de « l’ancienne cour ». Car, c’est une nouvelle installation, petits sièges séparés, assise confortable mais modeste qui accueille les plus de mille spectateurs. Les poids lourds déborderont.
Quarante-cinq minutes car une poignée de vingt-cinq protestataires interdisait l’accès au palais par la grande porte, poignée forte en gueule, à haut-parleurs et cornes marines, calicots revendiquant les luttes, en particulier contre la réforme des retraites.
Il fallut contourner le monument et entrer par l’arrière du gradin, le temps de montrer son passe sanitaire et ses papiers d’identité, en plus des fouilles de sac habituelles…
Sur le plateau, en sus des chaises, des constructions étranges, genre grands luminaires assez moches, soutenant des lustres à pampilles et un plateau qui serait le lieu de la musique.
Mais avant que tout cela s’anime et s’agite, et après le rituel « enjoy the show », voici qu’enfin on entendit les cris des martinets, voici qu’enfin retentirent ces trompettes de Maurice Jarre, adornées des oiseaux depuis l’ère Hortense Archambault-Vincent Baudriller. Les trompettes qui, d’habitude, appellent par trois fois le public à pénétrer. Ce ne fut qu’en élan, une longue et fervente nappe d’applaudissements. De quoi requinquer les artistes qui patientaient depuis si longtemps.
Ce n’était pas seulement la première mise en scène dans la cour d’Honneur de Tiago Rodrigues qui connaît Benoît XII et les Carmes, mais c’était le travail du prochain directeur du festival que l’on allait découvrir. Puisque, décidément rien ne pouvait être comme d’habitude, la ministre de la culture avait, le matin même, annoncé que c’est lui, le directeur du théâtre national de Lisbonne, qui prendrait, en 2022, les trois clés d’Avignon. Une information dont tous les professionnels disposaient depuis longtemps mais qu’ils ne rendaient pas publique, car c’est bien le festival concocté par Olivier Py et ses équipes qui intéresse chacun.
Enfin les voici. Cela commence. La forte sonorisation frappe immédiatement. Cela donne des voix très propres et sans grain. Heureusement, les comédiens réunis sont de fortes personnalités et imposent leurs personnages, malgré cet aplatissement et l’agitation perpétuelle que leur demande Tiago Rodrigues. Beaucoup de musique, des chansons dont il signe les paroles, de la danse, des mouvements fluides et d’autres nerveux et cassés, comme si tous étaient traversés d’influx électriques, comme si tous étaient possédés. D’impatience à vivre ou à mourir, de chagrin ineffaçable, d’impatience à aimer, à gagner, à acheter…
La plus belle et forte réussite du spectacle est la composition de la distribution et le fait qu’à aucun moment personne ne se demandera, pourquoi chacun n’a pas la même couleur de peau. C’est que les interprètes, répétons-le, sont tous remarquables et évidents.
Ainsi Adama Diop, Lopakhine, le petit moujik devenu grand et riche et qui a des solutions pour le domaine de Lioubov. On le connaît bien, Adama Diop. Son timbre, son articulation, sa sensibilité, tout comme Alex Descas qui est Gaïev. Lui aussi, une voix très belle et classique et une présence subtile. On connaît aussi, même si on a moins souvent l’occasion de les admirer au théâtre, Alison Valence, Ania, crâne et tendre, comme on connaît Océane Caïraty ou encore Tom Adjibi, Epikhodov ou Nadim Ahmed, Iasha.
La traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan est belle, tout en précisions aigües. On leur fait confiance et cette traduction a déjà été jouée et est publiée.
Dans la partition de la magicienne déroutante, Isabel Abreu apporte son autorité vacillante, Grégoire Monsaingeon, Simeonov, dessine d’un trait sûr les contradictions de l’homme tandis que David Geselson donne à Petia ses moirures infinies. La petite fée qu’est Suzanne Aubert offre à Douniacha sa grâce infinie, son alacrité. Elle est merveilleuse. Quant à Firs, le vieux Firs, sourd et paumé, mais vaillant, c’est Marcel Bozonnet, dans des vertiges très fins.
Sur le plateau mobile deux musiciens, une chanteuse, Manuela Azevedo et Hélder Goonçalves.
Il y a également une bande-son très travaillée. Jusqu’aux fracas des temps modernes.
Tout se joue la plupart du temps en adresses au public, prise à témoin. Evidemment, cela donne aux propos, à la situation quelque chose d’une violente actualité. Un monde s’écroule. Mais on se relève.
Lioubov se relève. Curieusement, Tiago Rodrigues ne met pas vraiment en lumières le couple du frère et de la sœur, pourtant essentiel. Il installe un joyau dans un écrin. Isabelle Huppert, perchée sur de très hauts talons, retrouve les accents, les mouvements, la nervosité, l’agitation de la petite fille qui fut heureuse dans ce paradis, dans cette chambre des enfants. Ici, le domaine, c’est la cour, les murs, sont ceux du palais, qu’elle caresse et au pied duquel elle pleure longuement. Autant dire qu’elle est magistrale.
Mais, dans le grand espace de la cour, avec cette obligation d’occuper l’espace, on perd un peu Tchekhov, son humour, sa lucidité, sa vision. Il y a comme un glacis, pour le moment, sur ce spectacle. Nous y reviendrons plus précisément.
Cour d’honneur, jusqu’au 17 juillet.