Il venait d’avoir 95 ans, le 3 mai. Il s’est éteint hier, 6 mai. Il avait fondé le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers et s’était engagé de toutes ses fibres dans la défense de la francophonie. Dans « Géographie française », il avait raconté sa famille juive, dans la guerre.
On était à la Colline. Sa famille, ses amis célébraient Michel Vinaver, qui s’est éteint le 1er mai dernier. On savait que Gabriel Garran était dans un établissement de soins. Mais parce que, au cours de la cérémonie pour l’auteur de L’Ordinaire, il avait été question de ce même établissement et qu’il en était sorti, on s’était dit que Gabriel Garran, homme frêle et fragile, mais d’une puissance de vie magnifique, s’en sortirait, lui aussi. Mais non. C’était une pensée malvenue et, dans l’après-midi même, vers 16h00, Gabriel Garran s’est éteint, entouré d’amis fidèles.
Ce grand homme du théâtre, bâtisseur, metteur en scène, défenseur des auteurs, et en particulier du cercle des auteurs de la francophonie, était né le 3 mai 1927 à Paris. Il se nommait Gabriel Gersztenkorn. Ses parents, Pejsach Gersztenkorn et Myriam Katz, venus de Pologne, de culture juive, ont émigré dans les années 20. Ils vivent à Ménilmontant, rue de la Mare où ils possèdent un petit atelier de tricoteur à façon. Plus tard la famille déménage rue François-Miron, dans le bas du Marais, vers Saint-Paul.
Gabriel est un très bon élève, mais la guerre va pulvériser sa vie. Son père Pejsach est raflé dès le 14 mai 1941, passé par le camp de Pithiviers, il mourra à Auschwitz, où il a été déporté. Un an plus tard, le 16 juillet 42, sa mère échappe de peu à la rafle du Vel’d’Hiv. Quant à lui, brillant lycéen de Turgot, il a été arraché à la section littéraire, avec d’autres enfants juifs, et balancé dans l’apprentissage commercial. Avec sa sœur Jeanne, Gabriel va être caché près de Paris, à Fontenay-sous-Bois, chez des Italiens, avant de partir, avec sa mère, ses tantes, un cousin, au-delà de la ligne de démarcation. Les voyages en zone libre, il les racontera des années plus tard dans ce beau livre, pudique et bouleversant, qu’est Géographie française, sous-titrée « Un enfant sous l’occupation » (Flammarion).
Le théâtre sera sa planche de salut, après ces années noires. Il suit les cours de Tania Balachova et fonde sa première compagnie professiionnelle, signant des mises en scène : un Amphitrion 57, puis des pièces de Robert Merle et Maxime Gorki en 58 et 59, du Théâtre de Lutèce à celui du Tertre.
Il a déjà l’idée d’aller au-delà des fortifications. En 1961, il met en place un festival, à Aubervilliers. Il y présente notamment La Tragédie optimiste de Vichnevski. C’est une première implantation qui va permettre la création du Théâtre de la Commune. Jack Ralite est alors maire-adjoint. On est en janvier 1965. Six ans plus tard, la Commune devient centre dramatique national.
Des années, fertiles, des années qui font de La Commune, un phare de la création. Gabriel Garran, entouré d’une équipe qui, comme lui, défend la haute littérature, classique mais contemporaine également, met en scène des spectacles puissants, fait débuter des comédiens remarquables. Andorra de Max Frisch qui marque l’ouverture de l’institution, est inoubliable, comme des dizaines de spectacles de Gabriel Garran.
Peter Weiss, Arthur Adamov, comme Jean-Pierre Chabrol, mais aussi Brecht, Shakespeare, tant et tant d’auteurs remarquables et, déjà, son intérêt pour la francophonie se dessine, avec Michel Garneau, par exemple. Plus tard, Reine Bartève, Denise Chalem : il soutient les femmes.
Lorsqu’il quitte la Commune en 1985, il se lance dans la formidable aventure du Théâtre International de Langue Française, le TILF. De lieu en lieu, puis, en 93, au Pavillon du Charolais, sur le site de La Villette, il défend les auteurs d’Afrique, du Québec, d’Haïti, du Maghreb. De Sony Labou Tansi à Nancy Huston, en passant par Normand Chaurette, Marie Laberge, Koffi Kwahulé, tous ceux que l’on connaît aujourd’hui, que l’on retrouve à Limoges et partout ailleurs, sont là.
Gabriel Garran n’arrête jamais, créant ensuite un « Parloir » de littérature contemporaine. Il met en scène, joue parfois. Il est merveilleusement accueillant. Il raconte, il écoute. Un soir de novembre 2008, alors que Juliette Binoche danse au Théâtre de la Ville –et il n’aurait pas manqué ce spectacle, car il fut toujours un généreux spectateur- il est renversé par une moto et manque mourir. Des mois de reconstitution : et le voilà à nouveau, dans les salles, dans la vie, dans la création.
Il aura éclairé, de sa bonté, de son intégrité, le monde même, depuis toujours.