« La Séparation », une cruauté jubilatoire

Alain Françon dirige d’une manière fascinante cinq interprètes de haut talent. L’unique pièce de l’écrivain Claude Simon apparaît comme exceptionnelle grâce à un ensemble artistique impeccable. Saluons les comédiens, Catherine Hiegel, Léa Drucker, Catherine Ferran, Pierre-François Garel, Alain Libolt. Une représentation hallucinante !

Quel est le sentiment qui domine à la fin de la représentation de La Séparation, pièce de théâtre d’un homme que l’on connaît pour ses romans, denses et tout en pleins et déliés, Claude Simon ? La pièce de théâtre, son unique pièce de théâtre, revendiquée comme une variation de son roman à moirures autobiographiques, L’Herbe. Quel sentiment ? Un mélange d’incrédulité et d’euphorie…

Il paraît qu’à la création du texte de celui qui, des années plus tard, en 1985, recevrait le prix Nobel de littérature, le spectacle fut assassiné par une critique qui, alors, avait un rôle certain. « Un four », comme on disait alors. Pas étonnant que l’auteur de La Route de Flandres ou de L’Acacia n’ait pas récidivé. Dommage. Tant de férocité, tant d’outrance spectaculaire dans les scènes les plus simples de la vie, méritaient plus d’intérêt que de dédain !

Claude Simon est héritier de Strindberg. D’ailleurs Alain Françon nous le montre par le truchement fantômatique et morbide du personnage de la gouvernante qui veille sur la mourante invisible qui hante la maisonnée. Bossue, maigre sous sa coiffe et sa robe grise, teint à sortir d’un tombeau, voix caverneuse, Catheriine Ferran compose un fantôme toxique. Elle est magnifique.

Magnifiques, ils le sont tous et toutes et l’on citera une virtuose que l’on connaît depuis des années et qui, par ses inventions et audaces, donne aux « personnages » un poids extraordinaire. Avec une subtile discrétion pour Georges, Pierre-François Garel, et Louise, Léa Drucker, les jeunes. Avec une malice cinglante pour Sabine, Catherine Hiegel et Alain Libolt, méconnaissable Pierre. Cette virtuose est Cécile Kretschmar, qui signe maquillages et coiffures, accordée aux costumes de Pétronille Salomé.

L’écrivain a lui-même analysé son travail et l’on sait que tout mot ajouté aux siens est d’une naïve prétention. Ce texte est reproduit dans le document modeste d’apparence, mais riche et coloré, remis aux spectateurs. Retenons une image : « Tout se passe sous les mots qu’on prononce, comme le tracé d’un ruisseau souterrain est révélé dans les champs par une herbe plus verte. »

Herbe, justement. Claude Simon reprenait dans La Séparation quelque chose du roman L’Herbe dans lequel il évoquait sa tante paternelle, Tante Mie. Dans La Séparation, elle est celle qui, en une longue agonie, va s’envoler sinon se séparer d’hommes et de femmes qui sont tourmentés par la question de la séparation. Tromper, être trompé, quitter, rompre, s’arracher.

Claude Simon avait lui-même décidé de l’espace ; dans une maison ancienne, une mince cloison sépare deux cabinets de toilette. Celui de la mère, Sabine, celui de sa belle-fille, Louise. Face à face, en miroir, mais en deux miroirs séparés.. Mais ensemble. pourtant, lorsque l’une peignera longuement les cheveux de l’autre.

Les fenêtres hautes donnent sur de grands arbres. L’odeur des poires que l’on n’a pas cueillies et qui pourrissent au sol apporte les humeurs écoeurantes de la mort. Comme le cigare qui soulève le coeur.

On ne veut pas gâcher le plaisir que l’on prend à admirer les comédiens, la scénographie de Jacques Gabel, les lumières idéales de Jean-Pascal Pracht (grand soin des visages), la musique très discrète et prenante. Un accomplissement de mise en scène et des interprètes exceptionnels qui ont de grands défis. Des monologues. A commencer par l’ouverture de Pierre-François Garel, comédien des nuées. L’irruption flamboyante de sa mère, Catherine Hiegel, cette reine, ce clown, cette tragédienne, les nuances merveilleuses de l’âme blessée de Louise, portée par la délicate, aigüe, remarquable Léa Drucker. On l’a dit, il est méconnaissable, mais l’art souverain d’Alain Libolt est là, qui s’amuse sans doute derrière son déguisement…

On n’en dira pas plus ici. Leur art est à déguster et les mots pèsent du plomb, quand ils ne sont pas ceux de Claude Simon, démoniaque, et d’Alain Françon, éblouissant.

Théâtre des Bouffes Parisiens, du mercredi au vendredi à 20h, samedi à 20h30. Dimanche à 16h. Durée : 1h50. Tél : 01 42 96 92 32.

Site : bouffesparisiens.com