Dans le Off, deux spectacles montent Samuel Beckett avec beaucoup d’intelligence et de respect pour l’auteur. On en tire un plaisir rare.
On devrait dire qu’il existe des acteurs beckettiens comme il existe, en Angleterre, des comédiens shakespeariens. À Avignon, nous en avons au moins deux actifs, formidables dans leur talent à embrasser toutes les nuances de cette langue si particulière. Denis Lavant, qui joue Fin de partie aux Halles (à 16h) et Jean Pétrement, dans La dernière bande aux Corps Saints (à 16h35), sans doute la pièce la plus personnelle, et la plus émouvante, du poète irlandais.
On connaît le monodrame de Krapp, double maudit de l’auteur, écrivain raté, clochard solitaire, qui écoute en boucle une bande sonore enregistrée par lui-même 30 ans plus tôt, à l’époque où “il avait encore une chance de bonheur”. Jean Pétrement débarque sur scène comme un homme des cavernes, dans un flot de borborygmes, sur la musique d’un orage, en se heurtant partout. Il est vieux. Il fait peur. Il ressemble à Louis-Ferdinand Céline retiré à Meudon. En plus sale. Il parle difficilement, la bouche déformée par la solitude. Son bureau d’écolier est un petit îlot de lumière dans les ténèbres. Il en sort une banane, la mange avant de glisser dessus. “L’absurde” sans cesse accolé à Beckett s’arrête là.
La dernière bande est une pièce accessible, plus encore dans la mise en scène burlesque de Jean Pétrement. Il aborde par le sensible un texte souvent sur-intellectualisé, tout en respectant bien les “temps” de Beckett. Son Krapp est un vieux clown simiesque qui s’ouvre petit à petit à l’écoute de ses souvenirs sensuels. Il parle du “fiasco des laxatifs” et de la « poursuite languissante du bonheur« . Et surtout : d’une femme aimée.
Derrière son masque (le comédien a le visage recouvert de boue), Krapp s’émeut – et la salle avec lui – : serait-ce une rédemption ? Avant de se fermer comme un clapet, maudissant sa naïveté d’antan. La rupture amoureuse a dû faciliter sa folie ; depuis, il s’enferme un peu plus chaque jour. Krapp, c’est la vie dévorée par le cynisme et l’aigreur. Il se moque de lui-même pour avoir cru un temps pouvoir être heureux. Des jurons s’échappent. La salle rit, tout en sachant la scène d’une infinie tristesse. Le comédien aussi, est drôle autant que triste. Sa performance est fantastique. Du grand Beckett.
Dans « La dernière bande », Jean Pétrement est Krapp, clown simiesque et solitaire qui s’écoute 30 ans plus tôt.
Lavant-Leidgens, un duo parfait
Passons à Hamm et Clov, deux héros de notre théâtre moderne et cousins pas si éloignés de Krapp. Ils sont le « marteau » et le « clou » (c’est une hypothèse étymologique), le tyran immobile et le valet trépignant, le castrateur et l’humilié. Dans la peau du premier, Frédéric Leidgens campe un aristocrate maniéré qui cache sa cécité derrière des lunettes de soleil. Denis Lavant incarne Clov comme un automate désarticulé qui cache une haine terrible envers son maître. Liés pour toujours par on ne sait quel lien de sang ou de cœur, ils tirent leur frustration à deux comme une peine de prison.
“La vie est dans le commencement et cependant on continue”, dit Beckett. Alors les deux continuent (quoi ?), dans une partie interminable qui ne veut jamais leur offrir le moindre espoir ou n’importe quelle autre perspective. Faute de vivre, ils trompent la mort et attendent celles des parents de Hamm (Peter Bonke et Claudine Delvaux, si touchants), culs-de-jatte parqués dans des tonneaux comme le philosophe Diogène ou le corsaire Petit-Thouars. Jacques Osinski enferme ce quartet d’handicapés dans une grande caisse en carton grise, percé de quelques fenêtres qui ne donnent sur rien. Autour d’eux, la Terre est morte. Plus de lumière ni de vivres. Plus de dragées ou de biscuits. Un rat dans la cuisine, et puis c’est tout.
Denis Lavant poursuit son exploration de Beckett sous les lumières d’Osinski. Après des formes plus courtes (Cap au pire, La dernière bande, L’image), on attendait beaucoup de leur travail sur cette pièce majeure. On n’est pas vraiment surpris du résultat, pas déçu non plus. Loin de là. Même si le rythme est assez lent (2h, c’est long pour Fin de partie), il ne gâche pas le plaisir. Les trois hommes respectent une mécanique d’une grande précision, sans chichi intellectualisant ni velléités méta. Tout est déjà dans le texte : Lavant (impeccable, comme toujours) et Leidgens le font parfaitement entendre. Ce dernier, qui a plus de latitude dans le jeu, fascine : par son aura, son timbre indéfinissable, dans la répulsion et l’empathie qu’il suscite… On en vient à souhaiter sa fin à ce vieux seigneur décati, affreux et pitoyable, pour le punir ou le soulager !
Osinski va presque au-devant des indications de Beckett. Comme faire respecter deux minutes de noir absolu avant le lever de rideau. Sa mise en scène est tellement désespérée que le comique de Beckett en ressort galvanisé, et l’on rit beaucoup. Dans cette bulle post-apocalyptique, Hamm et Clov sont des branches qui flottent à contre-courant vers la mort. Demain, ils recommenceront exactement la même partie. Les comédiens aussi. Et les spectateurs reviendront observer cet infini spectacle, nombreux on l’espère.
« La Dernière bande », Théâtre des Corps-Saints, jusqu’au 30 juillet, les jours pairs. A 16h35. Durée : 1h10.
« Fin de partie », Théâtre des Halles, jusqu’au 28 juillet, relâche le 27. A 16h00.Durée : 2h00.