« Richard II », l’éternel retour

Au Gymnase Aubanel, dans la traduction de Jean-Michel Déprats, une mise en scène de Christophe Rauck et Micha Lescot dans le rôle-titre, imposent Shakespeare, chez lui à Avignon.

Sur la petite table de la librairie installée au pied de la montée vers le Gymnase Aubanel, on peut acquérir, pour cinq euros seulement, un petit trésor du fonds de la Maison Jean-Vilar : le texte de la traduction de Richard II, que le fondateur d’Avignon interpréta lui-même et dont témoignent bien des photos.

Une tragédie méconnue en France lorsque Jean Vilar choisit de la monter en 1947, lors de la première « semaine d’art en Avignon ». Bernard Noël était Bolingbroke et la distribution riche de noms entrés dans la légende de l’art dramatique, avec, dans de tout petits rôles Jean-Pierre Jorris, Jeanne Moreau, Silvia Monfort. C’est Jean-Louis Curtis qui signait alors la traduction.

On y pensait il y a quarante ans lorsque dans un fracas de tonnerre apparurent les chevaliers japonais de la mise en scène et traduction d’Ariane Mnouchkine, avec Georges Bigot dans le rôle-titre.  On avait découvert cette création extraordinaire en décembre 81 à la Cartoucherie. Dans la cour d’Honneur, en juillet 82, le saisissement fut le même. John Arnold qui est l’une des figures principales du Nid de cendres de Simon Falguières cet été, était alors Jean de Gand.

Le temps passe. Le théâtre est toujours un peu palimpseste. Plus près de nous, en 2010, Jean-Baptiste Sastre le monta à son tour, toujours dans la cour d’Honneur. Une traduction de Frédéric Boyer et Denis Podalydès dans le rôle de Richard.

Ainsi va le temps. Metteur en scène d’un admirable Comme il vous plaira il y a quatre ans –pièce qu’il avait déjà choisie à ses tout débuts de « régisseur », après son passage comme comédien au Théâtre du Soleil, Christophe Rauck est un artiste très personnel, profond, très bon directeur d’acteurs et avec un sens audacieux de la représentation plastique.

Ici, son Richard II est dans des clairs obscurs qui disent la confusion des esprits, des sentiments. C’est extrêmement maîtrisé et on admet ce parti pris qui se déploie en nuances nombreuses, que l’on tire des rideaux de tulle, que l’on se joue d’immenses toiles peintes. L’essentiel du décor : deux travées de gradins mobiles, manière de représenter le Parlement, et leurs déplacements, leurs métamorphoses, mais d’autres lieux, bien sûr. Une scénographie d’Alain Lagarde, des lumières d’Olivier Oudiou, des costumes de Coralie Sanvoisin, des maquillages et coiffures de Cécile Kretschmar composent des tableaux d’une beauté certaine. Ajoutons les bouffées musicales de Sylvain Jacques, les moments très éloquents de vidéo par Etienne Guiol : l’équipe artistique est d’excellence. Et n’oublions pas la maître d’armes, indispensable dans les tragédies de Shakespeare, Florence Leguy.

C’est sur la base de l’harmonieuse et précise traduction de Jean-Michel Déprats que le dramaturge Lucas Samain et le metteur en scène ont travaillé.  Le rythme est excellent et nous précipite immédiatement au cœur du conflit : Henry Bolingbroke, l’imposant et sensible Eric Challier et Thomas Mowbray, Guillaume Lévêque, qui joue aussi Northumberland, s’affrontent sous le regard –qui nous est dérobé- du roi d’Angleterre, Richard II. Il interrompt le combat et bannit les deux hommes, dont celui qui est son cousin et deviendra Henry IV. Le roi s’empare des biens de son oncle Jean de Gand, Thierry Bosc, qui est aussi York, et s’embarque pour combattre en Irlande. Bolingbroke revient à la tête d’une armée levée pour reconquérir sa place. Northumberland et la noblesse le soutiennent. Richard va se retrouver bien seul est incertain. C’est ce balancement, ces incertitudes, ces incohérences qui sont le cœur de la Tragédie du roi Richard II. Richard est déchiré, ne sait pas ce qu’il veut, hésite, défie le destin, s’abandonne, se reprend. La scène de la dispute de la couronne le raconte parfaitement. Il se rend à Bolingbroke, le suit à Londres, le désigne comme héritier. Abdique. Sa femme, le Reine, Cécile Garcia Fogel, qui est également Salisbury et Exton, toujours profonde, va être exilée en France et lui, Richard, va mourir seul, assassiné en prison. Cette scène, avec un Richard allongé, visage saisi en gros plan par la caméra, donne la mesure de l’admirable et singulière interprétation de Micha Lescot. Ce Richard a un côté Louis de Bavière saisi par la déraison.

Emmanuel Noblet est un Aumerle digne et noble. Parfois, dans cette tragédie très rugueuse, peu riche en scènes légères –magnifique jardin et chant ave la Reine et une dame que joue Louis Albertosi – Christophe Rauck parvient à distiller de la folie, en s’appuyant sur ses comédiens. Ainsi la scène de la dispute violente entre York, le grand Thierry Bosc, sa femme, la Duchesse, Murielle Colvez, et Aumerle tétanisé, devient burlesque.

Cette comédienne mérite une mention particulière. Elle est tonique, changeante, formidable : la Duchesse de Gloucester, Berkeley, l’Abbé de Westminster, et la Duchesse d’York, excusez du peu !  Cécile Garcia Fogel, elle aussi, nuance, dessine différemment chaque personnage et sait user de son beau timbre. C’est une pièce d’hommes, Richard II et il est bien que Christophe Rauck fasse de la place à ces interprètes superbes.

Saluons encore Pierre-Thomas Jourdan, Pierre-Henri Puente, Adrian Rouyard, sur tous les fronts. Et redisons la large palette des protagonistes : Bolingbroke, Eric Challier, présence magnétique, cœur touché par l’assassinat qu’il n’a pas commandité, York énergique et jamais las de Thierry Bosc. Et puis ce Richard indécis, tourmenté, capable de cruauté, de méchanceté, mais vulnérable, et seul, tellement seul. Le timbre, tranchant dans la colère, mais si tendre, toujours, de Micha Lescot, donne son ton idéal à ce grand personnage tragique déchiré par la question du sacrifice. Presque christique.                         

Un grand travail, subtil et audacieux, intelligent et sensible, du théâtre difficile mais offert à la compréhension de chacun. Complètement dans l’esprit d’Avignon.

Gymnase du Lycée Aubanel, à 18h00, les 23, 24, 25, 26 juillet. Durée : 3h15, entracte compris. Repris à Nanterre-Amandiers du 20 septembre au 15 octobre. La tournée se dessine.