« Contre », paradoxes de l’admiration

Au Vieux-Colombier, Sébastien Pouderoux met en scène une évocation du cinéaste John Cassavetes, de son travail avec sa femme Gena Rowlands et d’autres artistes. Il a écrit le texte avec Constance Meyer et Agathe Peyrard, et incarne le réalisateur.

C’est un sentiment étrange qui étreint le spectateur de Contre, au sortir de la représentation. Ce qui domine alors, et qui a été porté et par les choix de la narration, la construction du texte, la mise en scène, l’interprétation, c’est la présence d’un homme très désagréable. Imbu de lui-même, désinvolte, paresseux, injuste, infidèle en amitié, agressif, souvent violent, truqueur, tricheur, malhonnête moralement et matériellement, manipulateur, égoïste, lâche. Velléitaire. Et pourtant cet homme a réalisé de nombreux films qui impressionnent, génération après génération. Des films singuliers, qui touchent profondément et attisent sa légende. John Cassavetes (1929-1989), Gena Rowlands (1930-2024) ou l’amour, l’intelligence, l’art brillant et radical, le talent fertile, la rupture avec le cinéma hollywoodien classique –mais sans couper complètement les amarres- l’énergie, au travail sans relâche, l’innovation, la manière de confondre consubstantiellement la vie et la création. Parfois, simplement, pour ajouter à cette « confusion », parce que, sans budget, tout se tournait dans leur maison…

On admire la virtuosité avec laquelle les auteurs de Contre tressent trois fils narratifs, matérialisés par trois espaces de jeu, sur le plateau encombré par Alwyne de Dardel. Les auteurs, on l’a dit, sont trois : Constance Meyer, Sébastien Pouderoux, couple à la ville, comme dit le livret remis aux spectateurs. Et signataires de la mise en scène. Plus Agathe Peyrad, qui signe également la dramaturgie.

Trois, donc. A l’avant, les chaises des critiques dont les interventions jouent les contre-points. Au fond, sur une estrade, un bureau : d’un côté une policière, qui interroge des témoins, de l’autre, ces témoins. Des hommes et des femmes, convoqués parce que l’un d’eux a porté plainte contre Cassavetes. On est alors au milieu des années 80, loin après les faits incriminés. Les visages des témoins sont filmés, on les voit sur un grand écran, au-dessus d’eux. Seule concession à l’image animée dans cet univers de cinéma, d’abord.

Voyez de près les regards au ciel de Gena Rowlands, régalez-vous des confidences de la comédienne Leïla Goldoni. On s’amuse souvent dans Contre. Et les interprètes se délectent des différents personnages qu’ils incarnent, Sébastien Pouderoux ne jouant que John Cassavetes et Marina Hands, Gena Rowlands.

Qui ne connaît pas les films de Cassavetes ne peut comprendre les allusions, références, ni ne peut évaluer à son juste poids la présence de Peter Falk (formidable Nicolas Chupin). Les trois scénaristes ont lié vérité et fantaisie. On mesure le travail de documentation, énorme, qui a été accompli. C’est sans doute ce qui fait pencher la balance du côté d’un être assez peu sympathique, aussi séduisant fût-il.

On l’a dit. On est un peu interloqué par le faisceau de traits désagréables mis en lumière. Mais aussi rugueux soit ce John, aussi exaspérant paraisse-t-il, on est séduit par le mouvement même de la pièce, jusqu’au désordre, aux ellipses et autres cabrioles dramaturgiques. Et, une fois décantées ces impressions réactives, on a en tête –et au cœur- un spectacle brillant, aussi attachant que paradoxal. 0n pourrait accumuler des analyses de scènes, éclairer certains faits. Mais tout est balayé par l’interprétation épatante. Sur ce plateau, ce n’est pas comme chez Cassavetes. Personne n’est meurtri, contredit. A ce qu’on sache !

La jeune classe tient bien sa place : Blanche Sottou, Rachel Collignon, de l’Académie de la Comédie-Française. Mention spéciale au très long, très singulier, très nuancé Antoine Prud’Homme de la Boussinière, forte personnalité. Saluons Jordan Rezgui, récemment engagé comme pensionnaire, et qui excelle dans chacune de ses apparitions.

On l’a dit, l’un des compagnons de travail de Cassavetes, fut Peter Falk, que le grand public connaît grâce à l’InspecteurColumbo. Nicolas Chupin, pensionnaire depuis deux ans et demi, joli chemin au cinéma, est capable d’imiter Columbo à la perfection. Mais il est Peter Falk, bousculé par les sautes d’humeur de son ami…C’est une très belle présence et l’on devine que ce ne fut pas toujours facile, pour lui.

 Mariana Hands n’est pas seulement la belle, sensuelle, évaporée, Gena Rowlands. Elle est étourdissante dans cette partition d’autant plus bouleversante que la comédienne américaine s’est éteinte le 14 août 2024, en pleine réflexions, en pleine répétitions. Beauté blonde, ferme et vulnérable, tourbillon de charme et de réalisme quand il le faut –ils avaient trois enfants- Marina Hands est une artiste exceptionnelle, une indépendante, que l’on attend avec ferveur dans le rôle de Prouhèze du Soulier de satin.

Mais elle est aussi Eloïse Cornet, jeune critique éloquente, pleine de certitudes et de sophistications analytiques, qui a fort à faire avec la redoutable Pauline Kael. Elle vient du réel cette Pauline (1919-2001), d’une apparente et intraitable sûreté dans ses analyses. Elle déteste Cassavetes, Eastwood, Kubrick, ou Meryl Streep. Ce sont les dramaturges qui nous l’apprennent. Nous ne la connaissions pas.  Elle défend Beatty, Scorsese, Coppola. La composition de Dominique Blanc est savoureuse mais elle est également grandiose en comédienne baba, cernée de près par la vidéo, lorsqu’elle témoigne auprès de la petite fliquesse. Entre les deux, elle est un homme, vieille habitude ironique.

Sébastien Pouderoux est le maître du jeu. C’est homme de sa génération, entreprenant, curieux, cultivé, engagé. On lui tresse des louanges depuis des années. Il vient de l’école du Théâtre National de Strasbourg. Il a un côté chef de troupe qui ajoute à sa forte personnalité. Il brille, il touche autant que fuit et meurt John Cassavetes.

Ici, on n’a pas peur de l’émotion. Et c’est bien. On ne larmoie pas. On fait un exercice d’admiration paradoxale. On griffe l’idole. On joue. On se brûle au jeu.

Vieux-Colombier, 19h00 le mardi, 20h30 du mercredi au samedi, 15h00 dimanche. Durée : 2h15. Tél : 01 44 58 15 15.

Site : comedie-francaise.fr

Jusqu’au 3 novembre.