Didier Bezace, à jamais

Fondateur de théâtres, metteur en scène, chef de troupe, directeur d’institutions, lettré, comédien aimé des cinéastes, il s’est éteint prématurément, vaincu par la maladie, mercredi 11 mars.

Le hasard a voulu que l’on apprenne la mort de Didier Bezace alors que l’on attendait un bus pour se rendre à Sartrouville et découvrir la version de Penthésilée de Kleist proposée par Sylvain Maurice, avec Agnès Sourdillon, entourée de musiciens et chanteuses.

Agnès Sourdillon, l’Agnès de L’Ecole des femmes de Molière, avec Pierre Arditi dans le rôle d’Arnolphe. Première dans la cour d’Honneur du palais des Papes d’Avignon. L’orage le plus violent qu’il nous ait été donné de voir en des dizaines d’années. Un orage éclatant quelques minutes avant 22h00, alors que les comédiens étaient évidemment déjà dans leurs costumes, prêt à entrer en scène. Un orage fantastique qui donna l’impression à ceux qui avaient pu se glisser dans le bâtiment, pour réconforter les artistes et techniciens, que la cour était sous l’eau, littéralement sous l’eau…C’était en juillet 2001.

Ce n’était pas la première fois que Didier Bezace était à l’honneur à Avignon. Dès les années 80, avec l’ami Nichet, il avait présenté un Feydeau déménage concocté loin de la Cartoucherie, qui était alors sa base. C’est là, en effet, qu’avec Jean-Louis Benoit et Jacques Nichet, Didier Bezace avait fondé –et construit ! – le Théâtre de l’Aquarium. Pour revenir à Avignon, il y présenta de mémorables spectacles, élaborés à partir de textes non forcément théâtraux. Ainsi Le Piège de Bove, ainsi que Pereira prétend d’après Tabucchi, deux mises en scène de 1996, avant la formidable découverte du Colonel Oiseau de Hristo Boytchev, en 99 avec ses comédiens et avec Jacques Bonnaffé.

Sur des gradins et au soleil, revoyez-le : inquiet toujours un peu. Photo : DR.

Avignon revient d’abord, à causes de minces circonstances. Mais une pluie d’images et de souvenirs nous assaille dès lors que l’on est devant ce fait si triste : la mort d’un grand homme de théâtre, un défenseur du service public et aussi un comédien adoré des cinéastes et d’un large public.

On ne peut revenir sur chacun des spectacles mis en scène et/ou joués par l’artiste intransigeant que fut, sans trêve, Didier Bezace. Un caractère très intransigeant, mais sans raideur aucune, ni posture, ni calcul. Un grand esprit, une âme forte, un homme courageux dans ses choix comme face à la maladie, puisqu’il aura repris il y a quelques mois à peine, avec son amie Ariane Ascaride, ce qui aura été son ultime spectacle, créé en 2019 au Lucernaire : Il y aura la jeunesse d’aimer, d’après Louis Aragon et Elsa Triolet.

Un message, sans doute, d’un être pudique, ferme dans ses actions, profondément politique dans sa manière de penser le théâtre service public et d’offrir des choix de haute qualité au public du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers qu’il dirigea de 1997 à 2013. Jack Ralite avait pensé à lui. Jacques Nichet était à Toulouse. Benoit resta seul un moment dans leur berceau de l’Aquarium.

Didier Bezace ne se contenta pas de proposer un programme brillant et fédérateur. Il réussit à renouer avec le public qu’il fit revenir dans une institution un peu désertée, un public large et ouvert.

C’est cela, l’œuvre de Didier Bezace, par-delà les dizaines et les dizaines de mises en scène, les bonheurs partagés dans les salles, l’art qu’il avait de réunir des interprètes fins et originaux, l’art de la troupe, car, depuis ses tout débuts, Didier Bezace n’aura jamais exercé son métier de vivre comme un exercice solitaire, mais comme un travail à partager. Et ce dès 1976, lors de la création collective à succès de La jeune lune tient la vieille lune toute la nuit dans ses bras.

Un autre photographie (crédit France Inter/DR).Toujours la même gravité.

S’il était né et avait grandi à Paris, c’est à Nancy qu’il s’était glissé dans son premier centre de formation, avant, 68 aidant, de plonger dans le grand bain de l’Université du Théâtre des Nations que dirigeait alors André-Louis Perinetti. Il connaissait ses aînés, les écoutait, de Bernard Dort à Gilles Sandier, ne lâchait jamais les fils de la transmission et engageait de grandes figures, d’Isabelle Sadoyan pour le merveilleux Conversations avec ma mère d’après le film de l’Argentin Santiago Carlos Oves, en 2007 et repris en 2011 ou Emmanuelle Riva pour Duras, en 2014, à l’Atelier.

Que choisir ? Que retenir ? Il n’a jamais cessé de travailler et de beaucoup travailler. Défendant l’institution, jouant au théâtre mais aussi beaucoup au cinéma et à la télévision. Les réalisateurs et réalisatrices aimaient sa personnalité forte. Un charme, une voix très harmonieuse, un regard, une autorité. Claude Miller, Bertrand Tavernier, André Téchiné, Marcel Bluwal, Jeanne Labrune, Caroline Huppert, Thierry Binisti, Jean-Daniel Verhaeghe, Claude Zidi ou le plus rare Jean-Pierre Darroussin, pour n’en citer que quelques-uns se sont appuyés sur son jeu sûr.

Il agissait. Il pensait aux autres. Il ne se mettait pas en avant. Il y avait les textes, que lecteur impénitent il rêvait de porter au théâtre, de partager. Il y avait sa troupe, tous ces comédiennes et comédiens qui s’accordaient à l’esprit particulier de leur camarade.

Et puis ces pépites, Marguerite et le Président dès 92 ou encore La Femme changée en renard  en 94, Chère Elena, La Version de Browning, les pièces de Daniel Keene ou encore, à la fin, le joyeux et noir Feydeau de Grignan, il y a à peine cinq ans, sous le titre Le Diable s’en mêle.

Dans « Le Square » de Marguerite Duras, avec Clotilde Mollet. Photo de Nathalie Hervieux. 2014.

Vers la fin des années Aubervilliers, il s’était à nouveau inspiré d’un film, qui se passait en Roumanie, Au Diable Staline ! Vive les mariés d’Horatiu Malaele pour mettre en œuvre Que la noce commence ! Il le disait alors : « Au coeur de la comédie politique se cache en outre un sens profond qui m’incite à faire de ce projet le signe de ma démarche artistique depuis le Théâtre de l’Aquarium jusqu’à celui de La Commune d’Aubervilliers. Que la noce commenceest aussi un hommage au théâtre. Comme ces acteurs italiens dont on dit qu’ils ont inventé mime et pantomime pour contourner les contraintes d’une censure de plus en plus rigoureuse et continuer à parler quand même sur le tréteau des places publiques, les villageois roumains, réduits au silence par l’oppresseur, réinventent un vocabulaire gestuel pour parler leur noce ; résistants et poètes, ils sont le théâtre populaire, tour à tour tonitruant, farceur, silencieux et inventif : vainqueur par imagination, vaincu par la bêtise. Comédiens et gens du peuple sont ces gens de peu, infiniment petits et fragiles, infiniment grands et forts, de cette force inattendue toujours réinventée et imprévisible que craignent tant les puissants parce qu’elle est le germe de la révolte. » Un grand aveu, simple et noble, fraternel, en quelques lignes. Au sortir du Théâtre de la Commune, il avait fondé une nouvelle compagnie, au très beau nom, L’Entêtement amoureux. Dans un livre publié aux Solitaires Intempestifs, il parle, humblement et clairement du grand travail de sa vie : D’une Noce à l’autre, un metteur en scène en banlieue.