Avec The Silence, l’auteur allemand, l’interprète français, artistes aux spectres larges, nous offrent un immense moment de littérature dramatique. Du plus personnel à l’universel.
Le souvenir premier, ce sont trois murs d’ampoules qui s’éclairent violemment et aveuglent le public. C’est au Rond-Point, vers 2008. Cela s’intitule 7 secondes/In God we trust (On croit en Dieu). Cela parle de la guerre qui n’est pas un jeu vidéo. Sept secondes c’est le temps que met une bombe larguée d’un avion à toucher le sol où elle explose, détruisant tout ce qu’elle peut. Elliptique, difficile, jouée par de jeunes interprètes, elle n’est demeurée en mémoire que comme un coup de poing carbonisant. Stanislas Nordey signait la mise en scène d’un texte de Falk Richter, traduit par Danielle De Boeck…On avait eu chaud, mais on n’avait pas le sentiment d’un texte vraiment fort. Même si, sans doute, on nous parlait de la guerre en Irak, entre autres.
Deux ans passèrent et ce fut My secret garden (Mon jardin secret). Richter livrait alors quelques pages de son journal intime –ce journal dont il est question dans The Silence– en compagnie de Stanislas Nordey qui l’incarnait, mais était aussi lui-même parfois. Laurent Sauvage et Anne Tismer surgissaient, déchirant le voile tragique, jusqu’au burlesque. Travail à deux, inoubliable, en 2010 à Avignon et en 2012 au Rond-Point, dans un univers de boîtes métalliques…
Il y a quelques saisons, ce fut Je suis Fassbinder, que l’on avait vu au TNS et revu au Rond-Point. Pour Falk, né en 1969, c’était à la fois Ich bin ein Berliner de Kennedy en 1963 et Je suis Charlie, au travers de la figure unique de Rainer Werner Fassbinder, avec des comédiens puissants, de Judith Henry à Dea Liane, Vinicius Timmerman, Laurent Sauvage et Nordey lui-même qui signait la mise en scène avec Falk Richter.
Bribes de la vie de l’écrivain, au travers d’un foisonnement de scènes renvoyant au temps du cinéaste et dramaturges. Très puissant et explosif spectacle de 2019.
Fluide, doux jusque dans le « pèse nerf » de Falk Richter, The Silence est comme l’accomplissement d’une amitié intellectuelle, artistique, affective. Une amitié profonde. Un texte qui parle de lui, Falk, frontalement, jusqu’à nous offrir des images d’une interview/interrogatoire de la mère par le fils. Une mère, Doris Waltraud Richter, au visage très structuré, aux cheveux blancs coupés courts et que l’on voit nager comme une athlète…Des images de Lion Bischof.
Ce qui est très fort dans ce nouveau duo, c’est que Falk saisit à travers des remarques qu’il présente comme uniques –sa vie, sa famille- on a le sentiment parfois d’apercevoir des faits qui pourraient se rapporter à la vie, unique, de Stanislas Nordey. Et à chacun de nous. Chacun peut dire « dans ma famille ».
Dans un décor de Katrin Hoffmann qui fait se juxtaposer une sorte de fragment de labyrinthe en briques blanches et un champ de bruyère, un arbre, un bureau, avec donc ce grand écran à l’arrière, avec ces films, beaucoup de paysages urbains d’Allemagne et le blond Falk Richter questionnant avec fermeté cette mère qui n’a pas les mêmes souvenirs que lui. Au cœur, la confiscation des journaux intimes, alors que l’adolescent s’apprêtait à s’envoler vers les Etats-Unis. Le père se sert dans la valise ! Depuis, il est mort, ce tyran domestique.
Richter le sait, le dit, « tout le monde peut compléter la phrase : dans ma famille on n’a jamais parlé de… » et dans son texte éclaire le titre : « to silence someone », faire disparaître en n’en parlant plus, en l’ignorant. Un déni d’existence.
Nous n’en dirons pas plus car le bonheur de ce grand moment d’émotion et d’intelligence théâtre, tient au caractère romanesque des récits, des interrogations, des vies… Et au jeu, précis et libre de Stanislas Nordey, interprète d’exception qui maîtrise toutes les infimes nuances de la pensée de son camarade et laisse sourdre ce qui lui appartient au plus intime, jusqu’aux relations d’une mère, d’un père…Mais ne soyons pas indiscrète, inutilement. Entende qui veut entendre. Ecoutons. La voix de Stanislas Nordey est ferme, claire, sans les chuintements de sa jeunesse. Cela lui donne une autorité poétique magistrale et tendre. Il possède l’art d’éclairer les mots, le sens, la pensée sans rien surligner jamais, tout en nuances subtiles et d’une silhouette très légère.
Soyons attentifs au dernier chapitre : après le vol des feuilles blanches d’un artiste qui n’est jamais content de ce qu’il écrit, écoutons-le : il nous plonge dans un paysage de neige pour chasseur du grand Nord, auprès d’animaux préhistoriques. Comme s’il reprenait les interrogations d’un John Maxwell Coetze, Afrikaner devenu Australien, qui, par la voix d’Elizabeth Costello, mais aussi en intervenant directement dans la société, défend la nature et les animaux. Et c’est un petit dinosaure qui nous salue.
MC93 de Bobigny, du mardi au vendredi à 19h30. Dimanche 23 octobre, à 15h30, samedi 29 octobre à 18h00, samedi 5 novembre à 18h30.
Durée : 1h45.
Une tournée se met en place. Le texte, dans la traduction d’Anne Monfort, n’a pas été publié.