John Arnold, Harpagon odieux et bouleversant

Pour L’Avare de Molière mis en scène par Clément Poirée, le public est invité à apporter les vêtements et accessoires qui vont servir aux comédiens. Source de rires, de gags. Mais rien qui puisse empêcher la troupe excellente de servir le chef-d’œuvre. Et rien pour distraire l’interprète du rôle-titre. Il impressionne.

De « A » comme aiguilles ou argile, à « V » comme vaisselle ou veste, en passant par papier, lampe, casserole, drap, on accepte tout à l’entrée du plateau de la salle Jean-Marie-Serreau, au Théâtre de la Tempête. Aussitôt déposées, les pièces sont triées et jetées dans des caisses de carton et d’autres, installées sur les étagères d’armoires ouvertes, métalliques et mobiles. Ces meubles sont tout le décor. Les interprètes, qui nous accueillent en petites tenues blanches, choisissent les vêtements ou étoffes qui pourront habiller leur personnage. Harpagon ne participe pas à cet exercice de déguisement. On l’a vu passer. Il a disparu en coulisses.

Tandis que chacun tente de composer son costume, une femme en nuisette, micro à la main, détaille l’arrivée des objets, commente les essayages. Une vraie bonimenteuse, une fausse Madame Loyale. Elle est celle que Molière désigne comme « femme d’intrigue », Frosine. Ici incarnée par l’épatante Anne-Elodie Sorlin, l’une des fondatrices de la compagnie Les Chiens de Navarre. Son énergie chaleureuse illumine ce prologue. Tout démarre. Molière est là, formidable. Voici que se parlent les amoureux, survoltés et contrariés. Une comédie en prose, L’Avare, et qui date de 1669, mais semble, sur bien des points, s’adresser au pur présent de nos sociétés. De l’appel (paradoxal) à la décroissance, à l’incapacité des plus âgés à céder la place aux jeunes, on peut être ici et maintenant.

C’est joué juste et vif, sensible. Drôle bien sûr, aussi. Et l’on n’oublie pas de rire dans cette version un peu désordonnée, apparemment, déjantée, mais qui est d’une stricte fidélité à l’écriture de Molière et n’écrase en rien les scènes et les dialogues aussi efficaces qu’irrésistibles.

Clément Poirée ne perd jamais le fil de la comédie ; il a réuni de très bons acteurs, jeunes le plus souvent. Ils sont à la fois très à l’aise dans le comique, et très fins dans la sensibilité. Tout le monde est sur le plateau. Comédiens, techniciens-comédiens, tout est dans le partage, l’entente, la fusion.

Citons Mathilde Auneveux, Elise, Pauline Bry-Martin ou Sylvain Dufour, maquillage et La Merluche, Pascal Cesari, Cléante, Erwan Creff ou Caroline Aouin, scénographie, Yan Dekel, régie générale et Brindavoine, Stéphanie Gibert assistée de Farid Laroussi, musique, son, Pauline Labib-Lamour, collaboration artistique, Emilie Lechevalier ou Solène Truong, habillage et Dame Claude, Virgil Leclaire, La Flèche, Nelson-Rafaell Madel, Valère, Laurent Ménoret, Maître Jacques, Maître Simon, Marie Razafindrakato, Marie, Hanna Sjödin ou Camille Lamy, pour les costumes, Guillaume Tesson ou Marine David, lumières.

La représentation brille de mille et une trouvailles de jeu, de mise en scène, de clins d’œil. La machine est lancée à toute allure : nous avons assisté à la première représentation publique, et l’on ne peut que saluer la virtuosité joyeuse du groupe, son engagement dans la centrifugeuse des cinq actes qui s’apaisent en un dénouement de conte de fées : retrouvailles d’un père, d’un frère, d’une sœur… Le groupe : les comédiens, mais aussi toute la bande des techniciens, maquilleurs, chargés de son, de la musique, des lumières, etc…, et qui vont et viennent ici.

Mais avant cela, il aura fallu en passer par la violence d’Harpagon, dévorateur d’enfants, sa maladie d’avaricieux forcené, son aveuglement narcissique qui lui fait désirer la très jeune femme que son fils a élue, sa hargne destructrice, sa solitude amère, sa panique épouvantable si sa chère cassette disparaît. Il aura fallu découvrir Harpagon. Cet Harpagon arraché à l’histoire des interprètes, de Molière lui-même à Michel Bouquet en passant par Charles Dullin. Un très grand Harpagon, impressionnant dans la peur qu’il inspire, comme dans la rage, bouleversant dans la perdition du petit enfant inconsolé, qu’il est aussi. Un être humain. John Arnold est magnifique, qui joue, des années après ses débuts, en face, chez Ariane Mnouchkine, au Théâtre du Soleil, petit jeune homme dans Méphisto, d’après Klaus Mann, en 1979, cette partition dont son maître au Conservatoire et dans la vie, Michel Bouquet, fit une immense création, sous la direction de Pierre Franck. Dans cette production de 1989, John Arnold était Cléante. Le fils maltraité…

Courez, courez, courez à la Tempête. Quant aux objets que vous apportez, ils sont tous remis ensuite à l’une des très grandes ressourceries solidaires de Paris, La Petite Rockette. Rien ne se perd !

Théâtre de la Tempête, du mardi au samedi à 20h00, dimanche à 16h00. Durée : 2h30 (compte tenu de l’installation). Jusqu’au 20 octobre. Tél : 01 43 28 36 36.

Adresses : La Rocquette Père Lachaise (11ème), La Rocquette Mongallet (12ème) et aussi « La Trockette », café-atelier et restaurant anti-gaspi de quarante couverts.

La Cyclette (11ème), atelier vélo participatif et solidaire.

La Cadette (12ème), friperie solidaire et atelier de réparation.