Avec lui, la dernière pièce d’Anton Tchekhov est aussi légère que cruelle et les personnages s’étourdissent, comme s’ils présentaient tous la fin, accompagnés d’airs tendres et déchirants.
Peuvent-ils prétendre qu’ils ne savaient pas ? « Vous savez déjà que votre cerisaie est mise en vente pour dettes ; la vente est fixée au 22 août (…). », prévient Lopakhine, à peine Lioubov et ses proches sont-ils de retour. On est au mois de mai, précise Anton Tchekhov, dans cette pièce bouleversante, la dernière. Créée en mars 1904, quelques mois avant sa mort, au premier jour de juillet. Reprise et reprise et traduite et retraduite. Immortelle. Cent vingt ans. Un autre monde, d’autres relations entre les êtres. Mais, de même que l’on entendra, à la fin, les coups de hache qui abattent les arbres, de même devine-t-on que le temps est hors de ses gongs, comme dirait Shakespeare, et qu’une rupture est à venir.
Aussi personne ne tient en place. On va et on vient. On se croise. On se parle, on partage, on se retrouve, on se pose des questions, on n’ose pas trop s’engager, on rêve, on est un peu crispé. Dans la mise en scène de Thomas Bellorini, tout commence par une scène imaginée : Firs, le vieux serviteur qui sera oublié, à la fin, tandis que tout le monde s’en ira, est au piano. Il cherche un air d’autrefois, quelques notes de Bach. Et ce Firs (Xavier Brière), nostalgique du servage, n’est pas un frêle vieillard, mais un homme solide. Mais qui est-il face au petit monde qui s’affole et s’étourdit ?
Tout commence. Précisons, le premier acte de La Cerisaie commence.Mais auparavant, il y a eu une scène de revue, réunissant toute la troupe et célébrant Paris dans la joie. Sans doute une manière d’accrocher les spectateurs et de souligner combien, à Paris, la vie a été parfois joyeuse. Ce qui est loin d’être vrai, en réalité. Lioubov (Zuzsanna Varkonyi) a choisi de fuir là-bas, après la mort de son petit garçon, qui s’est noyé. Mais, accompagnée d’un homme lâche et intéressé, elle n’a pas été heureuse.
Combien de mises en scène différentes de La Cerisaie a-t-on pu voir ? Une vingtaine, au moins. Sévérine Thiébault qui signe les costumes, sans doute en ayant discuté avec Thomas Bellorini, a choisi le blanc. C’est Strehler. Le blanc et La Cerisaie. On prend cette décision comme un clin d’œil de lecteur, plus que de spectateur.
Dans le projet de Thomas Bellorini, la musique tient une place très importante. Les musiciens sont sur le plateau, d’entrée de jeu. Thomas Bellorini signe la direction musicale et les choix : des chants yiddish, un peu de Cole Porter, sans oublier la chanson « Plaisir d’amour ». La musique, même bien triste, apporte de l’énergie, de l’émotion, de la poésie à la représentation.
Comme le fait la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan –nous citons celle d’Elsa Triolet, qui fut la base de la première édition en « Pléiade ». Certes, on est convaincu qu’une traduction doit être sans cesse remise sur le métier, mais ici, elle est littéralement accordée musicalement à la troupe, aux comédiens qui la composent.
Thomas Bellorini, homme de musique et de théâtre qui va toujours vers des répertoires très originaux, ne cherche ici en rien à se distinguer à toute force. Mais il opère quelques transformations de cadres, très subtilement. Ainsi met-il, mine de rien, au centre, l’étrange personne qu’est Charlotta Ivanovna (Brenda Clark), gouvernante, mais d’abord magicienne, accompagnée d’un petit chien et experte en tours de cartes. Ainsi Thomas Bellorini laisse-t-il s’insinuer le sentiment que rien n’est certain, rien n’est « vrai » dans l’action de la pièce de Tchekhov. Et Charlotta peut s’envoler sur un trapèze, au-dessus des pauvres humains malheureux…
Toutes les comédiennes, tous les comédiens, aussi unis que bien définis, sont accordés finement au projet. Dans l’univers de Thomas Bellorini, héritier du grand professeur et pédagogue Claude Mathieu, Thomas Bellorini homme de passage, de partage, chacun a une place claire. Il faudrait citer chacune, chacun : les instrumentistes, telle Marie Seguin, clarinette et chant, tel Stanislas Grimbert aux percussions, et la troupe. Car l’une des plus hautes qualités de Thomas Bellorini est de donner de l’importance à chacun. Il donne à voir, d’une manière douce et implacable à la fois, l’empathie qui était celle même de Tchekhov. Lopakhine (Samy Azzabi), le sait, qui ne craint pas les médiocres pensées de certains habitants de la Cerisaie. Un spectacle de grande probité et sensibilité, porté par une quinzaine d’artistes sensibles, engagés. Une troupe composée de personnalités très fortes.
Création au Théâtre Montansier de Versailles, du 23 au 27 avril, du 2 au 4 mai à 20h30, le samedi 11 mai à 20H30. Tél : 01 39 20 16 00. Tournée en cours d’élaboration. Les dimanches 5 et 12 mai, spectacle consacré à la correspondance d’Anton Tchekhov et Olga.