Adaptant le roman de W.G.Sebald, fidèle à ses principes d’une complexité vertigineuse, Krystian Lupa nous entraine dans un espace-temps de lumière, de mémoire, de superpositions fascinantes. Le spectacle est porté par des comédiens de langue française, engagés de toutes leurs fibres, comme les techniciens de l’Odéon, rompus à des variations incessantes.
Ne doit-on pas avouer une impuissance certaine, lorsqu’il s’agit de donner, par quelques mots, idée d’un travail aussi complexe, fascinant, que ce spectacle signé du grand maître polonais, Krystian Lupa. Tout commentaire est oiseux lorsque l’on se retrouve plongé dans Les Emigrants, d’après le livre de W.G. Sebald.
On pénètre dans un monde dont toute temporalité précise semble abolie. Il faut se laisser porter. On est ailleurs. Dans des passés très différents, mais qui coexistent. Ainsi que le jeu des superpositions, projections d’images vidéo et, en transparence, des scènes se déroulant sur le plateau. La photographie, ses reconstitutions, tient également une place très importante dans le dispositif.
Krystian Lupa nous avertit : un liseré rouge fluo court tout autour du cadre de scène, comme si l’on nous invitait à contempler un tableau ou que, justement, au-delà du liseré rouge autre chose avait lieu. Parfois, sur certaines des photos dont se sert le metteur en scène, reprenant un principe consubstantiel à l’écriture de Sebald, ce liseré rouge se fait éclair déchirant les images.
Comme toujours depuis Factory 2, voyage dans cette famille d’Andy Warhol où l’on se filmait sans cesse, Krystian Lupa s’appuie beaucoup, on l’a dit, sur la vidéo. On a le sentiment qu’il le fait plus que d’habitude, comme s’il désirait que le spectateur –et, avant lui, les interprètes- puissent absorber l’ensemble foisonnant des vies, des souvenirs, des personnalités des protagonistes. Un moment, on parle d’ailleurs d’Ambros, l’un des « personnages », comme de quelqu’un qui parle de nombreuses langues car il le laisse « absorber » par elles. Et il est précisé : « par ajustement ». C’est très difficile à comprendre, cet « ajustement ».
Dans Les Emigrants, il y a quatre récits. Krystian Lupa, qui avait adapté en 2020 un autre livre de l’écrivain allemand, Austerlitz, n’en a retenu que deux. Par affinité. Ceux qui sont intitulés, du nom d’un des protagonistes, « Paul Bereyter » et « Ambros Adelwarth ». Le hasard des lectures nous met en présence d’une formule d’Yves Bonnefoy dans L’Heure présente. « Le souvenir est une voix brisée, / On l’entend mal, même si on se penche. »
Sebald se penche, Lupa se penche, les personnages également. Les voix brisées se font entendre.
Mort tôt, en 2001, dans un accident de voiture –certaines sources disent que cet accident fut provoqué par une crise cardiaque- W.G.Sebald, qui était né en 1944 dans une famille allemande, ne supporta jamais ne pas savoir. Son père, enrôlé dans la Wehrmacht, ne parlait pas de l’extermination. Lupa, lui, est né en Silésie, en 1943. Il dit ne pas avoir subi la « chape de plomb » dont parle l’écrivain, mais lui aussi a grandi en porte-à-faux, à cause de son père et de ses tergiversations difficiles à saisir. Il ne s’agit pas d’identification, mais d’un questionnement empathique, par le truchement des destins des « personnages ». Parmi eux, convoqué par Lupa, le narrateur, clairement Sebald. Pierre Banderet, dans toutes les nuances de l’artiste ans cesse tiraillé par des éclats de mémoire, fulgurance et doute, précaution de celui par qui tout passe, chas d’une aiguille et prolifération des événements. Le spectacle est conçu en deux parties séparées par un entracte. Vie de Paul Bereyter (Manuel Valade), qui fut l’instituteur du romancier après la guerre. Il avait été chassé par les nazis mais était revenu en Allemagne et avait été obligé de servir dans l’armée… Etrange parcours que Sebald tente de recomposer en rencontrant Lucy Landau (Monica Budde), femme qui s’était occupée des obsèques de Paul Bereyter. C’est par Lucy Landau que Sebald peut faire renaître la tendre Helen Hollander (fine et délicate Mélodie Richard) et parvenir à la sinistre conclusion de la déportation de la jeune femme et de sa mère, et à leur mort dans les camps. Par film, une séquence revient à plusieurs reprises, Paul Bereyter posant sa tête sur des rails… Images terribles, mais il y en a d’une douceur bouleversante, comme les scènes de Paul et d’Helen, en promenades ou tête-bêche dans un lit étroit.
Après l’entracte –la première partie se clôt sur une photographie aux allures d’un autre temps de Mélody/Helen- on va découvrir la vie d’Ambros Adelwarth (Pierre-François Garel, Ambros jeune, Jacques Michel, Ambros vieux), grand-oncle exilé aux Etats-Unis dans les années 1910, et devenu proche d’un jeune héritier très riche, Cosmo Salomon (Aurélien Gschwind). W.G.Sebald n’a pas connu ce grand-oncle. Il l’aurait croisé une fois, en 1951. Une photo remet sur ses traces, des dizaines d’années plus tard. Il rencontre aux Etats-Unis la Tante Fini (Laurence Rochaix) qui, à son tour, raconte. L’amitié et l’amour de Cosmo, magnétiquement heureux au jeu, voyageur impénitent, qui, escorté d’Ambros avec la bénédiction de sa famille, va vivre une vie assez frénétique et en même temps sourdement angoissée, avec son camarade et amant. Jeu de miroir, de Gémeaux, Castor, Pollux dans les vastes cieux de la Terre. Comme Lupa, sans doute, cherche quelque chose de lui-même en W.G. Sebald, ainsi qu’il a cherché dans les textes de Thomas Bernhard à comprendre et lui-même et le monde.
C’est cette femme douce, qui, comme le fait Lucy dans la première partie, dévoile le dénouement qui est aussi, déchirant, celui du « spectacle » après plus de quatre heures de présence attentive, à l’Odéon. A Ithaca –la ville existe vraiment : Ithaque, dans l’Etat de New York- Ambros accompagne Cosmo dans une clinique psychiatrique. Le Docteur Abramsky (Philippe Vuilleumier) les soumet, l’un auprès de l’autre, comme deux astronautes prêts à l’envoler vers les étoiles, à une séance d’électrochocs.
Navette des fils de la mémoire, entrelacs des mémoires, ici ce sont d’abord les interprètes qui nous permettent de ne jamais lâcher, malgré la construction sophistiquée du « scénario ». Scénario est le mot qu’emploie Krystian Lupa, tellement modeste et tellement ultra-intelligent et sensible. Neuf comédiens dans une traversée magnétique et qui excède bien les quatre heures de la représentation, tant ils ont été sollicités par les vidéos, les photos.
Dans le grand espace qui évoque avec ses murs gris-vert, au début, d’autres spectacles de l’artiste polonais, tout se joue et l’on comprend immédiatement où l’on est. Un peu au pays des fantômes. Mais surtout au pays des êtres qui vivent pour jamais. Dans la première partie, soudain, il est là : Tadeusz Kantor. Sa haute silhouette, son visage inoubliable, ses gestes. Et ils sont là. Ses comédiens. Elèves vieillis portant sur leurs épaules les mannequins des enfants qu’ils ont été. Qu’ils sont pour toujours. C’est l’inoubliable. C’est La Classe morte avec sa musique entêtante. On a le cœur serré car l’on se dit que, sans doute, certains des comédiens sont morts, à leur tour… Et pourtant ils sont là, vivants pour jamais.
Odéon-Théâtre de l’Europe. Durée : 4h30 (entracte compris)
Du mardi au samedi à 19h30, le dimanche à 15h
relâche le lundi. Représentations sur-titrées en anglais les 13, 20, 27 janvier et 3 février.
Tél : 01 44 85 40 40
Ce spectacle n’aurait pas eu lieu sans Stéphane Braunschweig.
Générique officiel (car ici chacun participe à un travail d’une précision éblouissante)
écriture, adaptation, mise en scène, scénographie, lumière Krystian Lupa
collaboration, assistanat, traduction du polonais vers le français Agnieszka Zgieb
création musicale Bogumił Misala
création vidéo Natan Berkowicz
costumes Piotr Skiba
directeur de la photographie Nikodem Marek
assistant à la mise en scène et à la dramaturgie Maksym Teteruk
assistante stagiaire à la mise en scène Juliette Mouteau
assistant réalisateur Jean-Laurent Chautems
assistant à la vidéo Stanislaw Paweł Zieliński
assistant lumière Arnaud Viala
assistant scénographie et accessoires Terence Prout
assistante costumes Karine Dubois
fabrication du décor Ateliers de la Comédie de Genève
et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe