Au royaume de la fiction et de l’autosatisfaction, un homme gracile originaire de l’Argentine indienne et pauvre, se livre en un mouvement sobre, noble, digne et bouleversant.
Il n’est pas seul. Il nous demande de l’attendre en bas du Cours Jean-Jaurès, vers 17h. En plain cagnard. Mais ceux qui ont du mal à se déplacer, peuvent rejoindre directement le gymnase du lycée Mistral, où se déroule l’essentiel de ce cérémonial intime.
Lorsqu’il arrive, Tiziano Cruz, vêtu seulement d’un slip blanc, corps dissimulé par des colliers opulents, pectoraux de fleurs et rubans, semblant de manteau de tresses-bouliers, cheveux noirs coupés court et épais, visage d’Indien, est entouré, précédé, suivi, d’hommes et de femmes, certains sont musiciens, en costumes colorés qui évoquent pour les spectateurs enfantins que nous sommes, les Amériques du Sud. Ce sont des amateurs recrutés par le truchement de la remarquable revue « FAL », magazine de l’association « France Amérique Latine ». Des personnes en exil, implantées depuis plus ou moins longtemps dans le Vaucluse et au-delà. Elles et ils sont très investis !
On nous distribue des feuilles : « Soliloquio », sous-titré « me desperté y golpeé mi cabeza contra la pared ». Soit : je me suis réveillé et je me suis cogné la tête contre le mur. On suit le cortège jusqu’au jardin public voisin et, là, Tiziano Cruz prend la parole une première fois, comme un prêcheur de square;
On est déjà saisi par le propos, par l’homme qui a l’air fragile, mais qui dégage une grande force. Quelques minutes et l’on se dirige vers le gymnase du Lycée Mistral. On ne pénètre qu’une fois le cortège artistique arrivé et l’artiste nous attend à la porte, serrant la main à chacun.
A l’intérieur du gymnase, en quelques stations, qui apparentent la mise en scène de cette parole, à un chemin de soi, avec le soutien de quelques vidéos et photographies, Tiziano Cruz se livre. On se demande comment un enfant de la campagne, un enfant élevé loin de la grande ville, Buenos Aires, a pu parvenir à ce statut d’artiste très reconnu. Il a composé une trilogie. A Avignon, cet été, il y a deux volets : « Soliloquio » et « Wayqeycuna » qui commençait aujourd’hui et nous ne pouvions pas voir, pris par d’autres rendez-vous. Wayqeycuna est un mot de la langue quechua qui signifie « mes frères et moi ». Au terme d’une prise de conscience lucide et sans concession, après « Adios Matepac » que nous ne verrons donc pas, après « Soliloquio », le troisième volet acte son retour vers la vérité de ses origines, l’abandon de la langue espagnole.
Mais à Avignon, « Wayqeycuna » est traduit de l’espagnol. C’est encore un passage.
Il a fallu la mort de sa soeur, à 18 ans, victime de l’incurie d’un pays qui ne soigne que les riches, ou presque, pour que Tiziano Cruz se lève et prenne la parole. Sans doute ce deuil, sa colère, nourrissent-ils la beauté et la probité de ses mots, de son attitude. C’est très mystérieux, pour un spectateur occidental, ce rituel, cette performance, cette parole à la fois calme et gonflée de rage contenue, jusqu’à la violence, pourtant. Pas de ressentiment. Mais la conscience d’un être qui sait d’où il vient et revendique réparation pour les siens, sa famille, les autres peuples presqu’anéantis par les conquêtes sanglantes du fer et de la maladie.
C’est la plus forte présence d’un homme, depuis le début du festival. Un homme qui s’efface devant la parole qu’il porte. Un grand artiste, sensible, fier, profond. Aussi politique que poétique.
« Soliloquio », jusqu’au 13 juillet, « Wayqeycuna », du 10 au 14 juillet. Gymnase du Lycée Mistral. Lisez la revue France-Amérique Latine, en vente sur place, 5€.