Alain Françon met en scène « Les Innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale », texte dans lequel bruissent les échos d’autres pages de l’écrivain, et de livres qui l’ont construit.
Peter Handke a souvent été en route. Lui ou ses personnages. On ne fera pas ici la liste de ses romans et de ses pièces, de ses poèmes, dans lesquels il est question d’aller sa route. Mais on ne peut s’interdire de reconnaître immédiatement, à la lecture du livre, publié chez Gallimard dans une traduction de Peter Handke lui-même, des lieux connus et chers.
On entend craquer la banquise de Lent retour, on revoit l’étourdissant va et vient des personnages de L’Heure où nous ne savions rien l’un de l’autre. On pense à Par les villages.
Tenons-nous en à ces trois-là. Ne prenons pas une posture de cuistre, même si l’on est d’abord bouleversé par cela : la reconnaissance. On connaît cette route et Jacques Gabel lui donne exactement sa vérité comme il imagine exactement le petit abri déglingué qui a dû voir autrefois des autocars poussifs parfois s’arrêter. Et puis peut-être protéger les cheminots, les marcheurs du bout du monde. Ou bien est-ce la guinguette que le jeune Handke avait rêvé de construire pour que sa mère ait son petit restaurant ? Dans les lumières de Joël Hourbeigt, une présence de la musique, un travail du son, on est plongé dans un effet de réel et d’irréalité. On ne cherche pas à nous raconter autre chose que : d’abord le théâtre, et au-delà le monde palpitant.
Elle ressemble à la route que Michael Haneke avait été chercher au fin fond de l’Autriche pour tourner Le Temps du loup : il fallait qu’aucun avion jamais ne passe au-dessus…Bizarre, d’ailleurs : il s’inspirait des Pièces de guerre d’Edward Bond…que Françon connaît quelque peu.
On cherche des liens parce que la pièce exige haute attention et patience. Elle est difficile. On choisit le chemin le plus simple. On se dit que « moi », c’est l’écrivain, c’est Peter Handke. On suit donc, en priorité, le « personnage » de Gilles Privat. On se projette et on laisse les autres apparaître. On se doit de ne pas perdre les fils, mais on peut aussi se laisser flotter et saisir dans telle ou telle présence, un sens, un souvenir, une allusion. De plus universel au plus intime.
Les Innocents, Moi et l’Inconnue au bord de la route départementale. Ecrite en allemand, en 2015. Traduite en français par Peter Handke lui-même. En un français qu’il maîtrise et dont il se joue.
Quatre protagonistes seulement. « Moi » donc. Sur cette route coexistent le moi épique et le moi dramatique. Le moi de l’artiste, le moi de l’enfant qui connaît ce paysage comme celui où il a grandi. Un chef de tribu, qui offre à Pierre-François Garel, une partition puissante, sa femme, belle, troublante et vulnérable, est Sophie Semin. Il y a aussi l’inconnue de la route départementale, comme venue du plus lointain du monde, une femme qui fait sourdre le tragique de la Grèce antique, mais qui est aussi le tragique de l’Histoire qu’a traversée l’écrivain, qu’ont traversée les siens. Dominique Valadié, une déesse archaïque et une femme du jour.
On n’oublie évidemment pas, une mise en scène d’Alain Françon aux Ateliers Berthier, Toujours la tempête, où l’on était aussi en pleine nature, en Carinthie…et ce n’était pas d’anonymes innocents qui surgissaient, mais les ancêtres, les ancêtres, connus, inconnus, bienveillants, inquiétants peut-être. Ici, on ne sait pas grand-chose de ces êtres qui s’éparpillent et vont et viennent selon les pas réfléchis d’une chorégraphie de Caroline Marcadé.
Bientôt, d’ailleurs, se lèvera la tempête, emportant le fragile abri…Gilles Privat ne fléchit à aucun instant. Deux heures vingt durant, il est là. Interrogeant le monde. Il possède, par-delà l’intelligence du texte difficile, par-delà le talent, l’intériorité, le refus de tout effet, quelque chose d’une candeur. Un cœur pur qui fait qu’à la fin, lorsque les deux « moi » se retrouvent, à l’unisson, pour dire « adieu et pardon », « adieu et pardon chère route », on entend, réconciliés ces deux moi et l’un des plus grands écrivains européens du XXème siècle, on entend le monde qui exulte, une effervescence que rien n’éteindra et le destin, obscur, royaume des inquiétudes. On entend la joie et le chagrin d’une fin. Un témoignage et un testament, comme si le soleil allait revenir, rayonner sous la pluie.
La Colline, Théâtre national, à 19h30 mardi, 20h30 du mercredi au samedi, dimanche 15h30. Durée 2h20 sans entracte. Tél : 01 44 62 52 52.
Ou par : billeterie.colline.fr
Jusqu’au 29 mars. Puis à Grenoble du 2 au 4 avril. Et à la rentrée à Strasbourg.
Le texte de la pièce est publié dans « Le Manteau d’Arlequin » aux éditions Gallimard (13€).