Comédienne, auteur, photographe, elle s’est éteinte au dernier jour d’avril. Elle n’avait jamais vécu sans les poètes.
Hermine Karagheuz, ce nom d’artiste, comme un nom romanesque d’horizons lointains. Hermine Karagheuz, sa fine silhouette, son regard liquide d’un vert moussu irisé d’or, de gris, de bleu. Sa voix très tendre et très rugueuse en même temps, une voix qui conservait des traces d’enfance, la voix d’une fille du feu qui aimait les cigarettes.
Une héritière du pays dont sa famille avait été chassée, l’Arménie. Une adolescente qui avait grandi dans la banlieue sud de Paris et fut très jeune propulsée dans le monde de l’image, par la grâce d’un écrivain bien trop délaissé de nos jours, François Billetdoux et cette expérience de création télévisuelle extraordinaire de la fin des années soixante, Pitchi Poï ou la parole donnée. Un film réunissant un vieil homme, Georges Rouquier et des jeunes, dont Hermine. Un long voyage au fil de pays différents avec des réalisations du cru. Une des grandes réalisations de la télévision de ce temps-là : 1967.
Elle enchaîne avec Jacques Baratier et ce merveilleux document qu’est Le Désordre à vingt ans. A voir absolument. Et, sur scène, Claude Confortès et Georges Wolinski, comme Roland Monod, la dirigent.
Un destin s’est alors noué : la route, la poésie, le théâtre.
On ne refera pas ici tout son chemin : il faut la lire, il faut regarder les films, en particulier ceux de Jacques Rivette avec qui elle joue dès 71 (Noli me tangere), il faut piocher sur internet et dans les fonds de l’INA, ces précieux moments de lecture où elle excellait.
Hermine Karagheuz ne fit jamais son âge. Longtemps elle eut l’air d’une jeune fille, d’une très jeune femme. Et si ces beaux cheveux d’un chaud châtain étaient devenus gris, elle conservait, pour peu qu’elle soit entourée des personnes qui surent prendre un grand soin d’elle ces derniers temps, Michèle Meunier, indissociable des aventures théâtrales de Roger Blin, de Laurent Terzieff et l’écrivain Antoine Mouton, un éclat, une joie d’être au monde. Sa famille proche, frères, nièce, sont là eux aussi.
Après François Billetdoux et quelques chemins bretons et ardéchois, elle prend des cours chez Tania Balachova. Elle ne se trompe pas, Hermine. Elle va vers ses frères en poésie et audace : Romain Weingarten, Marc’O, Marcel Bozonnet, le groupe TSE.
Dès ce moment, elle a rencontré Roger Blin qui sera l’homme d’une vie. Après sa mort, elle lui consacrera un livre dense et aérien (Archimbaud/Séguier), très aigu, très pudique, qui va être republié dans quelques jours chez Ypsilon avec une iconographie enrichie dont le portrait de Roger Blin par Antonin Artaud et une postface de Valère Novarina.
A la télévision, elle joue Eponine Thénardier, personnage de rédemption, magnifique, dans l’adaptation, par Marcel Bluwal des Misérables en 1972. Son visage à la belle architecture, sa science de la nuance, sa sensibilité, la font remarquer.
Elle va être, dès l’année suivante, saison 73-74, de l’aventure de La Dispute de Marivaux montée par Patrice Chéreau au TNP-Villeurbanne. Sa jeunesse, son alacrité, font merveille, avec, notamment Laurence Bourdil. Chéreau ne l’oubliera pas : elle jouera dans Les Paravents, dans le film Judith Therpauve, mais Hermine Karagheuz vit sa vie sans jamais rien demander.
On l’a dit, on ne fera pas une liste. Il y a trop à dire. Dans sa constellation, le compositeur, instrumentiste et chanteur Ghedalia Tazartès. Elle aime les spectacles musicaux et y excelle. Elle crée, sous la direction de Roger Blin, une pièce du jeune Jean-Louis Bauer : M’appelle Isabelle Langrenier. C’est au TEP, avec Claude Aufaure. Elle écrit De quelle falaise dites- vous ? que met en scène Marcel Bozonnet qu’elle retrouve, comme elle retrouve Ghedalia Tazartès, pour les inoubliables Elégies de Duino de Rilke, qui sera l’un des plus beaux moments d’Avignon, sous la direction d’Alain Crombecque. Plusieurs saisons de succès, dans les lumières d’Yves Bernard.
Hermine Karagheuz est souvent sollicitée par le cinéma, dans ces années-là : Jacques Rivette bien sûr, Jeanne Moreau, Michèle Rosier, jusqu’à Fabienne Issartel et Bertrand Bonello en 2016 dans Nocturama.
Dans sa vie, l’Arménie insiste. Elle y va. Elle parcourt le pays de ses origines en reporter. Elle défend une culture immémoriale et un peuple. Elle milite. Elle joue Jean-Jacques Varoujean. Dans sa vie, indispensable est la poésie. Elle photographie les nuages. Les paysages.
Elle dit les poètes. Avec une délicatesse de fée. Gérard de Nerval comme Lydie Dattas, Guillaume Apollinaire, René Daumal. Un ami, grand lecteur et fin analyste, essayiste, vidéaste, Pacôme Thillement, donne des conférences en même temps. Une vie douce, faite de songes profonds, d’amitiés indéfectibles, d’intelligence. Car elle était d’une intelligence vive et fertile, Hermine Karagheuz.
Dans une de ses pièces, non publiée, non encore mise en scène, Le Don, elle demande : « Qu’est- ce qui distingue l’apparition d’un ange de celle d’un fantôme ? » Réponse : « Le ravissement. »