Entrée au répertoire, distribution puissante, riche production, tout éblouit dans cette adaptation du roman de Fiodor Dostoïevski. Et pourtant l’on peut être très frustré, gêné par le concept dramaturgique.
Une verrière monumentale ferme, au fond, le plateau de la salle Richelieu. Elle scintille dans la pénombre. Lumières sombres. C’est beau, très beau. Somptueux. On croit apercevoir de la vie, au-delà…Un orchestre ? Des arbres ? Tout un univers de conte fantastique, mystérieux et vaguement angoissant. Il y a quelque chose de magique dans le troublant cadre et l’apparition, à l’avant, sur la scène, avec parfois des changements à vue, des éléments : des fenêtres de bois doré avec leurs lourdes tentures, des miroirs, ici un guéridon, un samovar, des tasses, des chaises et fauteuils. Presque rien. Le plateau est très dégagé et ce d’autant plus que les scènes sont strictement dessinées. Guy Cassiers, qui met en scène, Erwin Jans, le dramaturge, ont choisi un procédé formel rigide pour porter à la scène l’adaptation d’Erwin Mortier, des Démons de Dostoïevski, traduite en français par Marie Hooghe. Les comédiens, lorsqu’ils se parlent, ne sont pas face à face, très éloignés les uns des autres souvent, et se tournant le dos, parfois l’un étant à cour, l’autre à jardin. Ils sont filmés. Trois grands écrans surplombent le plateau, et des images projetées les réunissent.
On peut comprendre la signification de cette dislocation. Selon Guy Cassiers qui s’exprime dans le livret « Au sein même de la structure familiale, on voit donc se mettre en place un processus de destruction, de déconstruction que nous essayons de reproduire sur scène, physiquement. » Autant l’avouer, pour un spectateur « normal », ce dispositif constitue une souffrance. Peut-être qu’à la corbeille on peut tout embrasser, mais à l’orchestre, c’est très frustrant car les va-et-vient nous vouent à perdre beaucoup. D’ailleurs, le public ne regardait quasiment que les écrans, le soir de la première…
Mais l’acteur, le corps de l’acteur, son énergie, son jeu, ses postures, ils sont sur le plateau…Evidemment, l’exercice peut-être passionnant pour ces grandes personnalités du Français. Jouer sans voir l’autre, sans le toucher même…
Une heure trente ainsi…Puis, une heure où l’on change de règle et où les interprètes sont en présence, même en groupe parfois…et si les caméras et écrans sont encore utilisés, notamment à la toute fin pour confondre ensemble, et en noir et blanc, les visages, manière d’effacer chacun dans le grand tout du néant, on est plus touché, plus ému, au plus près de l’écriture de Dostoïevski et de son roman. Les Démons ou Les Diables, ou Les Possédés, les traductions ont changé, selon les époques pour cette œuvre qui date de 1872 et qui a plusieurs fois été transposée au théâtre. En France, évidemment, le travail d’Albert Camus a marqué le théâtre en 58-59 et dans les années qui suivirent. L’écrivain soulignait à quel point Dostoïevski possédait une fibre dramaturgique, avec ses indications, ses dialogues, ses scènes serrées, ses condensations, ses coups de théâtre en cascade. On n’oublie pas une version de Denis Llorca, à Avignon, en 1982.
L’adaptation sur laquelle travaille Guy Cassiers se concentre sur des protagonistes facilement identifiables. Quelques personnages importants ont disparu. Mais peu importe, l’ensemble du récit est cohérent. Si l’on n’avait pas buté sur la césure entre jeu du plateau et écran, on n’aurait que louanges appuyées.
Des versets de Saint-Luc, le très croyant Dostoïevski, a extirpé « les démons », « les possédés ». Ici, des signes envoient à ses détestations : le Crystal Palace de Londres, comme l’expression de la futilité de l’Europe de l’ouest, de la modernité, des mondes nouveaux. Le monde des anciens et celui de ceux qui veulent les ruptures violentes. La Varvara de Dominique Blanc, autoritaire mais aimante, protégeant et rabrouant Stépane, l’excellentissime Hervé Pierre, qui laisse sourdre les hontes et faiblesses de l’ancien professeur. Varvara, manipulatrice dotée de l’humanité chamarrée que lui donne Dominique Blanc, décidée à ravir aux séductions de son fils, sa protégée Dacha, Claïna Clavaron, en la mariant à son vieux complice…Varvara, déchirée par le comportement de son fils, superbe et cynique, formidable interprète, Christophe Montenez. Cruel avec la déchirante Maria, Suliane Brahim, exceptionnelle. Jennifer Decker est Liza, elle aussi fabuleuse. Elle a mûri. Elle est incroyablement belle et bouleversante. Julie Sicard est Arina, tout aussi fine dans le jeu.
Jérémy Lopez, fils de Stépane, met toutes ses fibres dans l’encre même de Dostoïevski, dans sa partition d’agitateur, comme Stéphane Varupenne, immense dans le chemin de Chatov, fils d’un serf de Varvara, éternel dans la douleur et le doute.
Qui encore ? Tant de personnages puissants, intenses en quelques notes : Alexandre Pavloff, avec les lunettes d’intellectuel de Chigaliov et ses emportements intérieurs de théoricien, Christian Gonon, Lipoutine, fonctionnaire en bataille, Serge Bagdassarian, intellectuel aigu, Clément Bresson, Virguinski, autre fonctionnaire, Arina est son épouse.
Des agités, des agitateurs, des calculateurs du cœur et des rêveurs de révolution, des croyants vénérables, tout un monde. En 58-59, Albert Camus estimait que les personnages et leurs tourments étaient contemporains. Plus de soixante ans plus tard, on reconnaît beaucoup de nos déchirements sensibles, intellectuels, politiques. C’est en cela que le spectacle est une haute réussite et donne le vertige…
Comédie-Française, salle Richelieu, 22 septembre 2021-2 janvier 2022. Durée : 2h30 sans entracte. Tél : 01 44 58 15 15.